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George Sand - Horace: Chapter 13-19
 

Notice

Chapter 1 - 5   Chapter 6 - 12   Chapter 13 - 19  

Chapter 20 - 23     Chapter 24 - 26  

Chapter 27 - 30   Chapter 31 - 33

 

XIII.

Cette crise se termina par de longs sanglots. Quand Marthe fut plus calme, elle voulut reprendre ce sujet d'entretien, et manifesta une volonté qu'elle n'avait pas encore indiquée depuis deux mois que nous vivions ensemble. Elle parla de nous quitter, et d'aller habiter seule une mansarde, où nos relations d'amitié ne seraient plus attristées par l'humeur intolérante et intolérable de Louison.

«Vous continuerez à m'employer à vos travaux, dit-elle; je viendrai chaque jour vous rapporter l'ouvrage que vous m'aurez confié. De cette manière, votre repos ne sera plus troublé par ma présence; mais je sens que j'avais trop présumé de mes forces en croyant qu'il me serait possible de supporter ces querelles grossières et ces lâches accusations. Je vois que j'en mourrais.»

Nous sentions bien aussi qu'elle ne pouvait pas subir plus longtemps une pareille domination; mais nous ne voulions pas l'abandonner aux ennuis et aux dangers de l'isolement. Nous résolûmes de nous expliquer avec Arsène, afin qu'il établît ses soeurs dans une autre maison. On resterait associé pour le travail, et Marthe, que nous aimions comme une soeur, ne cesserait point d'être notre voisine et notre commensale.

Mais cet arrangement ne la satisfit pas. Elle avait une arrière-pensée que nous devinions fort bien: elle ne pouvait plus supporter la présence d'Horace, et voulait le fuir à tout prix. C'était bien la plus prompte manière de couper court à cet attachement dangereux; mais comment faire comprendre à Arsène cette raison majeure qui devait porter la mort dans ses espérances? Au point où en étaient encore les choses, Eugénie se flattait de tout réparer en gagnant du temps. Marthe guérirait; Horace lui-même l'y aiderait par ses dédains, à mesure qu'il s'éprendrait de la vicomtesse de Chailly, et peu à peu Arsène se ferait écouter.


Tels étaient les rêves qu'elle nourrissait encore. Le plus pressé était d'éloigner Louison et Suzanne, dont la société commençait à nous peser beaucoup à nous-mêmes, un instant de colère et de folie de leur part détruisant tout l'effet de nos jours de patience et de ménagements.

Ce fut Louison qui mit un terme à nos perplexités par un changement subit et imprévu.

Dès le lendemain, à l'aube naissante, elle alla chuchoter auprès du lit de sa soeur, si bas que Marthe, qui sommeillait à peine, et qui pensa qu'elles tramaient contre elle quelque noirceur, ne put rien entendre de ce qu'elles se confiaient. Mais tout à coup elle vit Louison s'approcher de son lit, se mettre à genoux, et lui dire en joignant les mains: «Marthe, nous vous avons offensée, pardonnez-nous. Tout le tort vient de moi. J'ai une mauvaise tête, Marton; mais au fond, je vous plains, et je veux me corriger. Viens, Suzon, viens, ma soeur; aide-moi à ôter à Marthe le chagrin que je lui ai fait.»

Suzanne s'approcha, mais avec une répugnance que Marthe attribua à un éloignement prononcé pour elle. Marthe était bonne et généreuse; l'humilité de Louison la toucha si vivement, qu'elle lui jeta ses bras autour du cou, et lui pardonna de toute son âme, n'ayant plus le courage de l'affliger en suivant son projet de la veille, et ne sachant plus quel prétexte donner à la séparation dont, à cause d'Horace, elle éprouvait si vivement le besoin.

Nous fûmes tous fort émus du repentir de Louison, et nous passâmes cette journée dans des effusions de coeur qui parurent soulager Marthe d'une partie de sa tristesse.

Le soir, Eugénie, pour éviter de recevoir la visite d'Horace, qui s'était annoncé pour cette heure-là, nous proposa de faire un tour de promenade. Marthe accepta avec empressement, et nous étions déjà tous sur l'escalier, lorsque Louison dit qu'elle ne se sentait pas bien, et nous pria de la laisser à la maison.

—Je me coucherai de bonne heure, disait-elle, et demain je ne m'en ressentirai plus; je connais cela, c'est ma migraine.

Elle resta donc, et, au lieu de se coucher, elle passa sur le balcon. Ce n'était pas sans dessein. Horace, qui venait pour nous voir, et à qui le portier assurait que nous étions tous sortis, leva la tête, et vit une femme sur le balcon. Comme il était un peu myope, il s'imagina que ce devait être Marthe. L'idée lui vint de se venger par quelque cruel persiflage de ce qu'il appelait une rouerie de sa part; car il croyait que, s'entendant avec Arsène, elle avait accepté ses soins et accueilli à demi sa déclaration, pour le jouer ou mener de front deux intrigues.

Il monta l'escalier rapidement, et sonna tout essoufflé, le coeur gonflé d'un plaisir amer et cuisant; mais lorsqu'au lieu de Marthe, la fille d'Hérodias vint lui ouvrir la porte, il recula de trois pas, et ne se gêna pas pour jurer.

Louison ne s'effaroucha pas pour si peu; et, entrant tout de suite en matière, elle lui adressa des excuses aussi douces et aussi polies qu'elle put le faire, pour la manière dont elle s'était conduite la veille avec lui.

Horace, tout émerveillé de cette conversion, lui promit d'oublier tout; et trouvant qu'un peu de hardiesse lui donnerait, à ses propres yeux, un air don Juan qui compléterait son rôle à l'égard de Marthe, il appliqua un gros baiser de protection familière sur la joue vermeille et rebondie de la villageoise. Malgré sa pruderie habituelle, elle ne s'en fâcha point trop, el lui parla ainsi:

«Si j'avais tant d'humeur hier soir, monsieur Horace, c'est que je me trompais. Je m'étais imaginé, voyant mon frère si épris de mademoiselle Marthe, que celle-ci consentait à l'écouter en même temps qu'elle vous écoutait, et que vous vous entendiez tous les deux pour tromper mon pauvre Arsène.

—Je vous remercie de la supposition, répondit Horace; permettez-moi de vous en témoigner ma reconnaissance en embrassant cette autre joue qui fait des reproches à sa voisine.

—Que celui-là soit le dernier, dit Louison en se laissant donner un second baiser, non sans rougir beaucoup: nous sommes bien assez raccommodés comme cela. Je me disais donc comme ça que c'était bien vilain de la part de Marthe d'écouter deux galants; foi d'honnête fille, je ne savais pas que mon frère ne lui avait tant seulement pas dit un mot d'amourette.

—Ah! dit Horace d'un air indifférent, c'est singulier!»

Et il commença cependant à écouter avec intérêt.

«Eh! pardine, vous le savez bien, peut-être, reprit Louison. Il paraît (et c'est même bien sûr) que Marton ne veut pas qu'on lui parle de se marier. Et puis, voyez-vous, Monsieur (je peux bien vous dire ça entre nous), Marton est fière, trop fière pour une fille qui n'a ni sou ni maille; mais ça a des idées de princesse, ça lit dans les livres, et ça voudrait filer le parfait amour avec un jeune homme bien mis et bien éduqué. Elle trouve mon pauvre frère trop commun, et d'ailleurs elle a la tête montée pour un autre que vous savez bien.

—Le diable m'emporte si je le sais, dit Horace étonné des gros yeux malins de Louison.

—Allons donc! dit-elle en le poussant du coude d'une façon toute rustique; vous n'êtes pas si simple, vous savez bien qu'elle est folle de vous.

—Vous ne savez ce que vous dites, Louison.

—Tiens! tiens! pourquoi donc qu'elle s'attife si bien depuis quelque temps? Et à qui donc est-ce qu'elle pense, quand elle passe la moitié de la nuit à soupirer et a geindre au lieu de dormir? Et pourquoi donc est-ce qu'elle est tombée en pâmoison hier soir après que vous êtes parti tout fâché?

—Elle est tombée évanouie? Quoi! que dites-vous là, Louison?

—Raide par terre; et des pleurs, et des sanglots! et la voilà maintenant qui veut s'en aller d'ici pour ne plus vous voir, parce qu'elle croit que vous ne la regarderez plus.

—Mais qui vous a donc dit tout cela, Louison?

—Ah! dame, Monsieur, on a des yeux et des oreilles! Ayez-en aussi, et vous verrez bien.

—Mais votre frère et Marthe s'aimaient dès l'enfance? ils devaient se marier?

—Ça n'est point; c'est une idée d'Eugénie. Elle veut les marier à présent, et Dieu sait ce qu'elle ne s'imagine point pour cela. Mais l'autre n'entend à rien, et vous n'avez qu'un mot à lui dire pour qu'elle parle clair et droit à mon frère.

—Et que ne l'a-t-elle fait plus tôt? Elle le trompe donc?

—Nenni, Monsieur; mais elle a bon coeur, et craint de lui faire de la peine. D'ailleurs, comme je vous le dis, mon frère ne lui a jamais rien demandé. C'est Eugénie qui fait tout cela comme une folle qu'elle est. Le beau service à rendre à Paul que de lui faire épouser une femme qui en a un autre dans son idée! Ça ne se peut point.»

Quand nous rentrâmes (et notre promenade fut courte, car, étant à la veille de passer mes examens, je donnais au plus une heure par jour à mes plaisirs), nous trouvâmes Horace bien différent de ce qu'il nous avait paru la veille. Il vint à notre rencontre, et serra la main de Marthe avec une ardeur étrange. Le désir, sinon l'amour, était entré dans son esprit. Jusque-là l'incertitude du succès avait contrarié son orgueil et refroidi ses poursuites. Maintenant, sûr de son triomphe, il en jouissait d'avance avec une sorte de béatitude. Sa figure avait une expression émue et pensive qui l'embellissait singulièrement. Il était pale; son regard humide et lent pénétrait la pauvre Marthe comme une flèche empoisonnée. Elle ne s'attendait pas à le voir ce soir-là; elle croyait le danger passé pour un jour; elle se sentit défaillir en lui abandonnant sa main tremblante, qu'il garda dans les siennes jusqu'à ce qu'Eugénie eût apporté la lampe.

Il s'assit en face d'elle, ne la quitta pas des yeux, et, tandis que j'écrivais dans une chambre voisine, la porte entr'ouverte, et que les femmes travaillaient autour de la table, il fit la conversation avec autant de goût et d'élégance que s'il eût été dans le salon de la vicomtesse de Chailly. Je n'avais pas le loisir de l'écouter; seulement j'entendais sa voix montée sur son diapason le plus sonore et le plus recherché. Eugénie me dit, le soir, que jamais elle ne l'avait vu aussi aimable, aussi coquet d'esprit que de langage, aussi près du naturel et de la bonhomie qu'il le fut pendant près de deux heures.

Marthe n'osait ni parler ni respirer; Eugénie ne se prêtait pas à soutenir la conversation, ne voulant pas faire briller son adversaire. Louison, toute radoucie, faisait seule l'office d'interlocuteur. Elle procédait toujours par questions; et, quelque niaises et hors de sens qu'elle les fit, Horace y répondait avec le charme d'une condescendance ingénieuse, et trouvait pour elle les explications les plus enjouées, parfois même les plus poétiques, comme celles qu'on donne aux enfants quand on les aime et qu'on veut se mettre à leur portée sans cesser d'être vrai.

Quoique Eugénie mît en oeuvre toutes les ressources de son esprit pour l'interrompre, l'embrouiller et même le renvoyer, elle n'y réussit pas; et Marthe fut sous le charme, sans que rien put l'en préserver. Penchée sur son ouvrage, le sein oppressé, l'oeil voilé, elle hasardait parfois un regard timide; et rencontrant toujours celui d'Horace, elle détournait bien vue le sien avec une confusion pleine d'effroi et de délices.

C'était, je l'ai déjà dit, la première fois que Marthe était recherchée par une intelligence. La sienne, oisive et seule, dans une secrète et continuelle exaltation, avait renoncé à cet amour de l'âme que personne n'avait su lui exprimer. Le pauvre Arsène n'avait jamais osé, jamais pu parler que d'amitié. Sa personne n'avait aucune séduction, son langage aucune poésie, ou du moins aucun art. Les autres amours que Marthe avait inspirés étaient des fantaisies impertinentes qu'elle avait réprimées, ou des passions brutales qui l'avaient effrayée. Depuis le jour où Horace lui avait parlé d'amour, elle avait gardé dans son cerveau et dans son coeur comme le souvenir d'une musique enivrante. Elle y pensait le jour, elle en rêvait la nuit. Chaste et recueillie, elle n'aspirait pas à un plus grand bonheur qu'à celui de s'entendre encore dire les mêmes choses de la même manière. La pensée d'en être à jamais privée était déjà pour elle un regret aussi profond que si ce bonheur eût duré des années. Ce soir-là, elle eût donné sa vie pour être un seul instant avec lui, et pour recommencer le quart d'heure qu'elle avait vécu le jour de sa première ivresse. Horace comprit bien son silence.

«Marthe est perdue, me dit Eugénie quand tout le monde se fut retiré. Elle ne peut plus comprendre Arsène; l'amour de celui-là est trop simple pour des oreilles pleines des belles paroles de l'autre. Vous devriez mener Horace demain chez la vicomtesse.

—Tu vois bien qu'il ne lui faut qu'un jour pour l'oublier, répondis-je, car aujourd'hui il est certainement très-épris de Marthe. Mais pourquoi donc désespérer toujours de lui? Le jour où il aimera il sera transformé.

—Parle plus bas, reprit Eugénie. Il me semble qu'on doit nous entendre de l'autre côté du mur.

—C'est le lit de Louison qui se trouve là, et elle ronfle si bien...

—J'ai dans l'idée, répondit-elle, que cette fille n'est pas si simple qu'elle en a l'air, et qu'elle devine ce qu'elle ne comprend pas.»

Malgré la surveillance assidue d'Eugénie, des regards, des mots, des billets même, furent échangés entre Marthe et Horace. Je proposai à ce dernier de retourner chez la comtesse, il refusa. Je conseillai à Eugénie de ne plus chercher à contrarier cette passion, qui semblait vraie, et qui devenait plus ardente avec les obstacles. Louison était désormais la douceur et la bonté même. Elle témoignait à Marthe une amitié charmante; et Marthe s'y abandonnait d'autant plus volontiers, qu'elle favorisait son amour, et l'aidait à en faire mille petits mystères inutiles à la trop clairvoyante Eugénie.

Un jour, Eugénie, qui était fort souffrante, gronda Louison d'avoir envoyé Marthe à sa place en commission.

«Eh, pourquoi donc ne sortirait-elle pas comme une autre? dit Louison, affectant une grande surprise.

—Marthe est si jolie, qu'on va la regarder et la suivre dans la rue.

—Tiens! dit Louison avec une aigreur qui perça malgré elle, dirait-on pas qu'il n'y a qu'elle de jolie au monde? On me regarde bien aussi, moi; mais on ne me suit pas; on voit bien que ça ne prendrait pas... Et on ne suivra pas Marthe non plus, ajouta-t-elle en se reprenant, parce qu'on verra bien qu'elle n'encourage personne.»

Louison avait eu soin de dire à Marthe, la veille, de manière à ce qu'Horace seul l'entendit:

—C'est demain à midi que vous irez rue du Bac, au petit Saint-Thomas, pour ce petit coupon de jaconas qu'on nous a chargées d'assortir.

Il y avait eu quelque chose de si affecté dans la manière de ménager ainsi à Horace l'occasion de rencontrer Marthe dehors, que celle-ci en avait été épouvantée. En y réfléchissant, elle crut n'y voir qu'une étourderie de la part de sa compagne; et, quoique aux battements de son coeur, elle sentît bien qu'Horace l'attendrait au lieu désigné, elle voulut se persuader qu'il n'avait point fait attention aux paroles de Louise. Le lendemain, comme elle approchait du magasin, elle vit effectivement Horace qui flânait sur le trottoir en l'attendant. Elle passa près de lui; il ne l'arrêta pas, ne la salua point; mais il la regarda d'un air si passionné, que cet oubli des formes de la bienséance ordinaire fut un éloquent témoignage de l'amour qui le pénétrait. Elle lui sourit d'un air à la fois craintif, heureux et attendri; et ce regard, ce sourire échangés, se prolongèrent autant que le permirent quelques pas d'une marche ralentie. Ce fut un siècle de bonheur pour tous deux.

Quoiqu'ils ne se fussent rien dit, Marthe, faisant ses emplettes à la hâte, était bien sûre de le retrouver sur le même trottoir, autour du vitrage du magasin. Elle l'y retrouva en effet; et il l'attendait avec le projet de l'accompagner au retour, afin de pouvoir causer avec elle sans témoins. Mais au moment où il s'approchait et se préparait à passer doucement le bras de Marthe sous le sien, une voiture découverte s'arrêta devant la porte cochère qui fait face à la boutique. Un domestique galonné, qui était derrière la voiture en descendit, et entra dans la maison pour faire quelque message, tandis que la dame qui le lui avait donné se pencha pour regarder Horace en clignotant, comme si elle eût cherché à le reconnaître. Horace salua: c'était la vicomtesse de Chailly. Elle lui rendit son salut fort légèrement, d'un air de doute et d'incertitude; puis elle prit son lorgnon, comme pour s'assurer qu'elle le connaissait. Horace ne jugea point nécessaire d'attendre l'effet de cette exploration un peu impertinente, et il se disposa à aborder Marthe. Mais ce maudit lorgnon ne le quittait pas. La vicomtesse se penchait à la portière à mesure qu'il s'éloignait, et la voiture était tournée de manière à ce qu'elle pût le suivre ainsi de l'oeil jusqu'au détour de la rue. Horace ne s'en apercevait que trop, et il était au supplice. Marthe était mise très simplement, mais avec une sorte de distinction qui lui donnait toute l'apparence d'une femme comme il faut. Mais, hélas! elle portait un paquet dans un foulard, et c'était le cachet irrécusable de la grisette. Cette futile circonstance et l'indiscrète curiosité de la vicomtesse eurent assez d'empire sur la vanité d'Horace pour l'empêcher de céder au mouvement de son coeur. Il hésita, se reprit à dix fois, revint sur ses pas pour donner le change; et quand la voiture fut repartie, il se remit à courir. Marthe, qui le croyait sur ses talons, avait jugé prudent de couper à sa droite par la rue de l'Université, pour éviter les nombreux passants de la rue du Bac. Elle comptait qu'il allait la rejoindre. Mais lorsqu'elle se retourna, elle ne vit personne derrière elle; et Horace, remontant à toutes jambes la rue du Bac jusqu'à la Seine, ne la rencontra pas devant lui.

C'est ainsi que fut perdue pour lui l'occasion de faire écouter son amour. Mais Louison sut bien la lui faire retrouver.

Eugénie, à peine rétablie, fut forcée d'aller passer quelques jours à Saint-Germain, pour soigner une de ses soeurs qui était malade plus gravement. La mansarde resta confiée à Marthe. Horace y passa des journées entières. Louise et Suzanne eurent soin de ne pas les troubler. Abandonnée à son destin, Marthe écouta cet amour dont l'expression avait pour elle tant de charme et de puissance. Interrogé par moi, Horace me jura qu'il était bien sérieusement épris d'elle, et qu'il était capable de tous les dévouements pour le lui prouver. J'insinuai à Marthe qu'elle devait user de son influence pour le faire travailler; car je voyais ses embarras grossir de jour en jour, et, si je n'eusse pourvu à ses moyens quotidiens d'existence, j'ignore où il eût pris de quoi dîner. Cette assistance que je lui donnais de bien bon coeur me mettait dans la délicate et ridicule position de n'oser lui reprocher sa paresse. Quand je hasardais un mot à cet égard, il me répondait d'un air désespéré:—C'est vrai; je suis à ta charge, et tu dois bien me mépriser. Si j'essayais de récuser ce motif blessant pour nous deux, en invoquant son propre intérêt, son propre avenir, il me fermait encore la bouche en disant:

«Au nom du présent, je te supplie de ne pas me parler de l'avenir. J'aime, je suis heureux, je suis enivré, je me sens vivre. Comment et pourquoi veux-tu que je songe à autre chose qu'à ce moment fortuné où j'existe surabondamment?»

N'avait-il pas raison?-«Jusqu'ici, me dis-je, il y a eu dans son ambition quelque chose de trop personnel qui lui a montré l'avenir sous un jour d'égoïsme. A présent qu'il aime, son âme va s'ouvrir à des notions plus larges, plus vraies, plus généreuses. Le dévouement va se révéler, et, avec le dévouement, la nécessité et le courage de travailler.»




XIV.

Lorsque Eugénie fut de retour, et qu'elle vit ses efforts désormais inutiles, elle songea qu'il était temps d'informer Arsène de la vérité, ou tout au moins de la lui faire pressentir. Elle me demanda conseil sur la manière dont elle s'y prendrait; et, après que nous eûmes envisagé la question sous tous ses aspects, elle s'arrêta au parti suivant.

Ne se fiant plus aux murailles de sa mansarde, qu'elle disait avoir des oreilles, elle voulut surprendre Horace au milieu de ses pensées, par la solennité d'une démarche que sa bonne réputation et la dignité de son caractère lui donnaient le droit de risquer.

«Écoutez, lui dit-elle; vous avez su vous faire aimer; mais vous ne savez pas l'étendue des devoirs que vous avez contractés envers Marthe. Vous lui faites perdre la protection d'Arsène, protection courageuse et persévérante, qui ne lui eût jamais manqué et qui eût toujours porté ses fruits. Elle ne sait pas ce qu'elle lui doit, ce qu'elle lui aurait dû encore si elle ne se fût pas mise dans la nécessité de renoncer à son assistance. Mais moi, je vous le dirai, parce qu'il faut que vous sachiez tout. Arsène n'eût jamais abandonné la peinture, qu'il aimait passionnément, si sa pensée secrète n'eût été de mettre, grâce à son travail, Marthe à l'abri du besoin. Il n'eût jamais songé à faire venir ses soeurs de la province, si son unique but n'eût été de lui donner une société et une protection derrière laquelle sa protection à lui se serait toujours cachée. Enfin, à l'heure qu'il est, il vient d'obtenir un tout petit emploi dans les bureaux d'une société industrielle. Rien au monde n'est plus contraire à ses goûts, à ses habitudes d'activité, au mouvement rapide et généreux de son esprit; je le sais, et je crains qu'il n'y succombe. Mais je sais aussi qu'il veut gagner de l'argent, et qu'il en gagne assez pour subvenir indirectement à tous les besoins de Marthe, en ayant l'air de ne s'occuper que de ses soeurs. Je sais que nos petits travaux d'aiguille ne rapportent pas suffisamment pour faire vivre trois femmes (ma part prélevée) dans l'aisance, la propreté et la liberté où vivent Marthe et les soeurs d'Arsène. Tout ce que je sais, tout ce que je vous dis, Marthe l'ignore encore. Elle n'a jamais tenu un ménage par elle-même; elle a l'inexpérience d'un enfant à cet égard-là. Arsène la trompe, et nous l'y aidons, pour qu'elle ne connaisse ni les privations ni l'excès du travail. Par contre-coup, il faut aussi tromper les soeurs, sur la discrétion desquelles nous ne pouvons pas compter. Jusqu'ici je me suis chargée de la comptabilité; je leur ai fait croire à toutes que les recettes l'emportaient sur les dépenses, tandis que c'est le contraire qui est vrai. Mais cet état de choses ne peut durer désormais. Arsène s'est toujours flatté secrètement que Marthe prendrait pour lui une affection sérieuse, lorsque, revenue de ses terreurs et guérie de ses blessures, son âme s'ouvrirait à de plus douces impressions. J'ai partagé son illusion, je vous l'avoue, et j'ai fait tout mon possible pour préserver Marthe d'un autre attachement. Je n'ai pas réussi. Maintenant, dites-moi ce que vous feriez à ma place du secret d'Arsène, et quel conseil vous donneriez à l'un et à l'autre.»

Cette ouverture déconcerta beaucoup Horace. «Je suis sans fortune, dit-il; comment pourrai-je servir de protecteur à une femme, moi qui n'ai encore pu m'aider et me guider moi-même?»

Il se promena dans sa chambre avec agitation, et peu à peu ses idées se rembrunirent. «Je n'avais pas prévu tout cela, moi! s'écria-t-il avec un chagrin qui n'était pas sans mélange d'humeur. Je n'ai jamais songé à rien de pareil. Pourquoi faut-il absolument qu'entre deux êtres qui s'aiment, il y ait un protecteur et un protégé? Vous, Eugénie, qui réclamez toujours l'égalité pour votre sexe...

—Oh! Monsieur, répondit-elle, je la réclame et je la pratique, bien qu'elle soit difficile à conquérir dans la société présente. Je sais borner mes besoins au peu que mon industrie me procure. Vous savez comment je vis avec Théophile, et vous savez par conséquent que je ne perds pas un jour, pas une heure. Mais savez-vous en quoi je le considère comme mon protecteur légitime et naturel? Si je tombais malade et que je fusse longtemps privée de travail, au lieu d'aller à l'hôpital, je trouverais dans son coeur un refuge contre l'isolement et la misère. Si un homme était assez lâche pour m'insulter, j'aurais un appui et un vengeur. Enfin, si je devenais mère... ajouta-t-elle en baissant les yeux par un sentiment de dignité pudique, et en les relevant sur lui avec fermeté pour lui faire sentir la conséquence possible de ses amours avec Marthe, mes enfants ne seraient pas exposés à manquer de pain et d'éducation. Voilà, Monsieur, pourquoi il importe à des femmes comme nous de trouver dans leurs amants de l'affection durable et un dévouement égal au leur.

—Eugénie, Eugénie, dit Horace en tombant sur une chaise, vous me jetez dans un grand trouble. Je ne suis pas l'amant de Marthe au point d'avoir réfléchi aux résultats sérieux de l'ivresse qui s'allume dans mon cerveau. Eh bien, chère Eugénie, je me confesse à vous, je m'accuse; je ne peux ni ne veux vous tromper. Je désire Marthe de toutes les forces de mon être, et je l'aime de toute la puissance de mon coeur; mais puis-je lui promettre d'être pour elle ce que Théophile est pour vous? Puis-je m'engager à la soustraire à tous les dangers, à tous les maux de l'avenir? Théophile est riche, en comparaison de moi; il a une petite fortune assurée; il peut travailler pour l'avenir. Et moi, qui n'ai que des dettes, il faudrait donc que je pusse travailler pour l'avenir, pour le présent et pour le passé en même temps!

—Mais Arsène n'a rien, reprit Eugénie, et en outre il soutient ses deux soeurs.

—Ah! s'écria Horace, frappé de l'allusion et entrant dans une sorte de fureur, il faudra donc que je me fasse garçon de café, moi! Non, il n'y a pas de femme au monde pour qui je me résoudrai à m'avilir dans une profession indigne de moi. Si Marthe s'imagine cela...

—Oh! Monsieur, ne blasphémez pas, dit Eugénie. Marthe ne s'imagine rien, car je lui ai fait un grand mystère de tout ceci; et le jour où elle saurait que de pareilles questions ont été soulevées à propos d'elle, je suis sûre qu'elle nous fuirait tous dans la crainte d'être à charge à quelqu'un d'entre nous. Je vois bien que vous ne l'aimez pas; car vous ne la comprenez guère, et vous ne l'estimez nullement. Ah! pauvre Marthe, je savais bien qu'elle se trompait!»

Eugénie se leva pour s'en aller. Horace la retint.

«Et maintenant, dit-il, vous allez encore travailler contre moi?

—Comme j'ai fait jusqu'ici, je ne vous le cache point.

—Vous allez me présenter comme un être odieux, comme un monstre d'égoïsme, parce que je suis pauvre au point de ne pouvoir entretenir une femme, et que je me respecte au point de ne vouloir pas me faire laquais? Ah! sans doute, si le mérite d'un homme se mesure au poids de l'argent qu'il sait gagner, Paul Arsène est un héros et moi un misérable!

—Il y a dans tout ce que vous dites, répliqua Eugénie, des idées insultantes pour Marthe et pour moi, auxquelles je ne daignerai plus répondre. Laissez-moi partir, Monsieur. La vérité est dure; mais il faudra que Marthe l'apprenne, et qu'elle renonce dans le même jour à son ami, à cause de vous, à vous, à cause d'elle-même. Heureusement que nous lui resterons! Théophile saura bien remplacer Arsène, avec plus de désintéressement encore; moi aussi, je travaillerai pour elle et avec elle; et jamais l'idée ne nous viendra que cela s'appelle entretenir une femme!

—Eugénie, dit Horace en lui prenant les mains avec feu, ne me jugez pas sans me comprendre. Vous vous repentiriez un jour de m'avoir avili aux yeux de Marthe et aux miens propres. Je n'ai pas les doutes infâmes que vous m'attribuez. Je parle sans mesure et sans discernement peut-être; mais aussi votre susceptibilité s'effarouche pour des mots, et la mienne s'emporte à cause du blessant parallèle que vous établissez toujours entre ce Masaccio et moi. Je n'ai pas l'instinct de l'imitation, j'ai horreur des modèles qui posent pour la vertu; mais, sans rien affecter, sans rien jurer, je puis bien, ce me semble, pratiquer dans l'occasion le dévouement jusqu'au sacrifice. Que pouvez-vous savoir de moi, puisque Je n'en sais rien moi-même; je n'ai pas encore été mis à l'épreuve; mais j'ai beau me tâter et m'interroger, je ne trouve en moi ni éléments de lâcheté ni germes d'ingratitude. Pourquoi donc me condamnez-vous d'avance? Vous avez de cruelles préventions contre moi, Eugénie; et je ne pourrai plus respirer, faire un pas, ou dire un mot, que vous ne les interprétiez à ma honte. Marthe ne pourra plus étouffer un soupir ou verser une larme qui ne me soient imputés. Enfin, nous ne pourrons plus exister l'un et l'autre sans que le nom d'Arsène soit suspendu sur nos têtes comme un arrêt. Cela gêne et contriste déjà tous les élans de mon coeur; mon avenir perd sa poésie, et mon âme sa confiance. Cruelle Eugénie, pourquoi m'avez-vous dit toutes ces choses?

—Et vous n'avez pas plus de courage que cela? reprit Eugénie. Vous craignez de vous humilier en me disant que l'exemple d'Arsène ne vous effraie pas, et que vous vous sentez bien capable, comme lui, des plus grands actes d'abnégation pour l'objet de votre amour?

—Mais que voulez-vous donc que je fasse? A quoi faut-il m'engager? Dois-je donc épouser? Mais cela n'a pas le sens commun! Je suis mineur, et mes parents ne me permettront jamais...

—Vous savez que je suis de la religion saint-simonienne à certains égards, répondit Eugénie, et que je ne vois dans le mariage qu'un engagement volontaire et libre, auquel le maire, les témoins et le sacristain ne donnent pas un caractère plus sacré que ne le font l'amour et la conscience. Marthe est, je le sais, dans les mêmes idées, et je crois que jamais elle ni moi ne vous parlerons de mariage légal. Mais il y a un mariage vraiment religieux, qui se contracte à la face du ciel; et si vous reculez devant celui-là...

—Non, Eugénie, non, ma noble amie, s'écria Horace: celui-là n'a rien que je repousse. Je me plains seulement de la méfiance que vous me témoignez; et, si vous la faites partager à votre amie, nous allons changer, grand Dieu! la passion la plus spontanée et la plus vraie en quelque chose d'arrangé, de guindé et de faux, qui nous refroidira tous les deux.»

Pendant qu'Eugénie sondait ainsi avec une attention sévère le coeur d'Horace, à la même heure, au même instant, des atteintes plus profondes étaient portées à celui d'Arsène. Il était venu voir ses soeurs, ou plutôt Marthe, à la faveur de ce prétexte; et Louison étant sortie à ce moment-là, Suzanne, qui était mécontente du despotisme de sa soeur aînée, avait résolu, elle aussi, de frapper un coup décisif. Elle prit Arsène à part.

«Mon frère, lui dit-elle, je vous demande votre protection, et je commence par réclamer le secret le plus profond sur ce que je vais vous confier.»

Arsène le lui ayant promis, elle lui raconta toute la conduite de Louison à l'égard de Marthe.

«Vous croyez, dit-elle, qu'elle s'est réconciliée de bonne foi avec Marton, et qu'elle ne lui cause plus aucun chagrin? Eh bien, sachez qu'elle lui en prépare de bien plus grands, et qu'elle la hait plus que jamais. Voyant que vous l'aimiez, et qu'elle ne réussirait pas à vous détacher d'elle par des paroles, elle a résolu de l'avilir à vos yeux. Elle a voulu la perdre, et je crois bien qu'elle y a réussi déjà.

—L'avilir! la perdre! s'écria Paul Arsène. Est-ce ma soeur qui parle? est ce de ma soeur que j'entends parler?

—Écoutez, Paul, reprit Suzanne, voici ce qui s'est passé. Louison a écouté, à travers la cloison de sa chambre, ce que M. Théophile et Eugénie se disaient dans la leur. Elle a appris de cette manière qu'Eugénie voulait vous faire épouser Marthe, et que Marthe commençait à aimer M. Horace. Alors elle m'a dit:—Nous sommes sauvées, et notre frère va bientôt savoir qu'on se joue de lui. Seulement il faut lui en fournir la preuve; et quand il aura découvert quelle femme perdue il nous a donnée pour compagnie, il la chassera, et il ne croira plus que nous.—Mais quelle preuve lui en donnerez-vous? lui ai-je dit; Marthe n'est pas une femme perdue.—Si elle ne l'est pas, elle le sera bientôt, je t'en réponds, a dit Louison. Tu n'as qu'à faire comme moi et à m'obéir en tout, et tu verras bien comme la folle donnera dans le panneau. Alors elle a fait semblant de demander pardon à Marthe, et elle s'est mise à dire toujours comme elle pour lui faire plaisir. Et puis elle a dit je ne sais quoi à M. Horace pour l'encourager à courtiser Marton; et puis elle disait toute la journée à Marton que M. Horace était un beau jeune homme, un brave jeune homme, et qu'à sa place elle ne le ferait pas tant languir; et puis, enfin, elle leur ménageait des tête-à-tête, elle leur donnait l'occasion de se rencontrer dehors, et, tant qu'Eugénie a été malade, elle les a laissés exprès ensemble toute la journée dans une chambre, m'a emmenée dans l'autre, et deux ou trois fois Marthe est venue tout effrayée et tout émue auprès de nous, comme pour se réfugier, et cependant Louison lui fermait la porte au nez, et feignait de ne pas l'entendre frapper. Dieu sait ce qui est résulté de tout cela! C'est toujours bien affreux de la part d'une fille comme Louison, qui me fait des sermons épouvantables quand l'épingle de mon fichu n'est pas attachée juste au-dessous du menton, et qui ne se laisserait pas prendre le bout du doigt par un homme, de jeter ainsi une pauvre fille dans les pièges du diable, et de favoriser un jeune homme dont certainement les intentions sont peu chrétiennes. Cela m'a fait beaucoup de honte pour elle et de peine pour Marthe. J'ai essayé de faire comprendre à celle-ci qu'on ne lui voulait pas de bien en agissant ainsi, et que M. Horace n'était qu'un enjôleur. Marthe a mal pris la chose, elle a cru que je la haïssais. Louison m'a menacée de me rouer de coups, si je disais un mot de plus, et Eugénie, me voyant triste, m'a reproché d'avoir de l'humeur. Enfin, le moment est venu où le coup qu'on vous prépare va vous arriver. N'en soyez pas surpris, mon frère, et montrez de l'indulgence à cette pauvre Marthe, qui n'est pas la plus coupable ici.»

Arsène sut renfermer la terrible émotion que lui causa cette confidence. Il douta quelque temps encore. Il se demanda si Louison était un monstre de perfidie, ou si Suzanne était une calomniatrice infâme; et, dans l'un comme dans l'autre cas, il se sentit blessé et atterré d'avoir un tel être dans sa famille. Il attendit que Louison fût rentrée, pour l'interroger d'un air calme et confiant sur les relations de Marthe avec Horace. «On m'a dit qu'ils s'aimaient, lui dit-il. Je n'y vois pas le moindre mal, et je n'ai pas le plus petit droit de m'en offenser. Mais j'aurais cru que, comme mes soeurs, vous m'en auriez averti plus tôt, puisque vous pensiez que j'y prenais grand intérêt.»

Louison vit bien que, malgré cet air résigné, Paul avait les lèvres pâles et la voix suffoquée. Elle crut qu'une jalousie concentrée était la seule cause de sa souffrance, et, se réjouissant de son triomphe,—Ah dame! Paul, vois-tu lui dit-elle, on ne peut parler que quand on est sûr de son fait, et tu nous as si mal reçues quand nous avons voulu t'avertir! Mais, à présent, je puis bien te parler franchement, si toutefois tu l'exiges, et si tu me promets que Marton ne le saura pas.

En parlant ainsi, elle tira de sa poche une lettre qu'Horace l'avait chargée de remettre à Marthe. Arsène ne l'eût pas ouverte lors même que sa vie en eût dépendu. D'ailleurs, dans ses idées simples et rigides, une lettre était par elle-même une preuve concluante. Il mit celle-là dans sa poche, et dit à Louison: «Il suffit, je te remercie; mon parti était déjà pris en venant ici. Je te donne ma parole d'honneur que Marthe ne saura jamais le service que tu viens de me rendre.»

Il passa dans mon cabinet, où je venais de rentrer moi-même, et, quelques instants après, Eugénie arriva. «Tenez, lui dit-il en lui remettant la lettre d'Horace, voici une lettre pour Marthe, que j'ai trouvée par terre dans la chambre de mes soeurs. C'est l'écriture de M. Horace; je la connais.

—Paul, il est temps que je vous parle, dit Eugénie.

—Non, Mademoiselle, c'est inutile, dit Paul; je ne veux rien savoir. Je ne suis pas aimé; le reste ne me regarde pas. Je n'ai jamais été importun, je ne le serai jamais. Je n'ai été indiscret qu'avec vous, en vous parlant souvent de moi, et en vous imposant la société de mes soeurs, qui ne vous a pas été toujours des plus agréables. Louison est difficile à vivre; et l'occasion s'étant présentée de la placer ailleurs, je venais vous dire que, dès demain, je vous en débarrasse, ainsi que de Suzanne, en vous remerciant toutefois des bontés que vous avez eues pour elles, et en vous priant de me garder votre amitié, dont je viendrai toujours me réclamer le plus souvent qu'il me sera possible, tant que M. Théophile ne le trouvera pas mauvais.

—Vos soeurs ne me sont nullement à charge, répondit Eugénie. Suzanne a toujours été fort douce, et Louison l'est devenue depuis quelque temps. Je conçois que vos idées sur l'avenir ayant changé, vous vouliez rompre l'union que nous avions formée sous de meilleurs auspices; mais pourquoi vous tant presser?

—Il faut que mes soeurs s'en aillent bien vite, reprit Arsène. Elles ne sont peut-être pas aussi bonnes qu'elles en ont l'air, et je suis tout à fait en mesure de les établir. Écoutez, Eugénie, dit-il en la prenant à part, j'espère que vous garderez Marthe auprès de vous tant qu'elle n'aura pas pris un parti contraire, et que vous veillerez à ce que tous ses désirs soient satisfaits, tant qu'un autre ne s'en sera pas chargé. Voici une partie de la somme que j'ai touchée ce matin; destinez-la au même usage qu'à l'ordinaire, et, comme à l'ordinaire, gardez mon secret.

—Non, Paul, cela ne se peut plus, dit Eugénie. Ce serait avilir en quelque sorte la pauvre Marthe que de lui rendre encore de tels services après ce que vous savez. Il faut qu'elle apprenne enfin à qui elle doit le bien-être dont elle a joui jusqu'à présent, afin qu'elle vous en rende grâce et qu'elle y renonce à jamais.

—Eugénie, dit Paul vivement, si vous agissez ainsi, je ne pourrai plus remettre les pieds chez vous, et je ne pourrai jamais revoir Marthe. Elle rougirait devant moi, elle serait humiliée, elle me haïrait peut-être. Laissez-moi donc sa confiance et son amitié, puisque je ne dois jamais prétendre à autre chose. Quant à refuser pour elle les derniers services que je veux lui rendre, vous n'en avez pas le droit, pas plus que vous n'avez celui de trahir le secret que vous m'avez juré.»

J'appuyai ses résolutions auprès d'Eugénie, et il fut convenu que Marthe ne saurait rien. Elle rentra bientôt avec Horace, qu'elle avait attendu, je crois, sur l'escalier. Arsène lui souhaita le bonjour, et, parlant avec calme de choses générales, il l'observa attentivement ainsi qu'Horace, sans que ni l'un ni l'autre s'en aperçût; les amoureux ont, à cet égard-là, une faculté d'abstraction vraiment miraculeuse. Au bout d'un quart d'heure, Arsène se retira après avoir serré fortement la main de Marthe et avoir salué Horace tranquillement. Je compris le regard d'Eugénie, et je descendis avec lui. Je craignais que cette fermeté stoïque ne cachât quelque projet désespéré, d'autant plus qu'il faisait son possible pour m'éloigner. Enfin, ne pouvant plus lutter contre lui-même et contre moi, il s'appuya sur le parapet, et je le vis défaillir. Je le forçai d'entrer chez un pharmacien et d'y prendre quelques gouttes d'éther. Je lui parlai longtemps; il parut m'écouter, mais je crois bien qu'il ne m'entendit pas. Je le reconduisis chez lui, et ne le quittai que lorsque je l'eus vu se mettre au lit. Au bout de la rue, je fus assailli du souvenir tragique de tant de suicides nocturnes causés par des désespoirs d'amour; je revins sur mes pas, et rentrai chez lui. Je le trouvai assis sur son lit, suffoqué par des sanglots qui ne pouvaient trouver d'issue et qui le torturaient. Mes témoignages d'amitié firent tomber de ses yeux quelques larmes, qui le soulagèrent faiblement. Un peu revenu à lui, et voyant mon inquiétude:

«Tranquillisez-vous donc, Monsieur, me dit-il; je vous donne ma parole d'honneur que je serai un homme. Peut-être quand je serai seul pourrai-je pleurer; ce serait le mieux. Laissez-moi donc, et comptez sur moi. J'irai vous voir demain, je vous le jure.»

Quand je rentrai chez moi, je trouvai Marthe d'une gaieté charmante. Horace, d'abord troublé par la présence de son rival, s'était battu les flancs pour être aimable, et celle qui l'aimait ne se faisait pas prier pour trouver son esprit ravissant. Elle ne s'était seulement pas doutée que Paul eût la mort dans l'âme, et mon visage altéré ne lui en donnait pas le moindre soupçon. O égoïsme de l'amour! pensai-je.




XV.

Dès le lendemain Arsène vint chercher ses soeurs; et, sans presque leur donner le temps de nous faire leurs adieux, il les emmena silencieusement dans le nouveau domicile qu'il leur avait préparé à la hâte.

—Maintenant, leur dit-il, vous êtes libres de me dire si vous voulez rester ici ou si vous aimez mieux retourner au pays.

—Retourner au pays? s'écria Louison stupéfaite; tu veux donc nous renvoyer, Paul? tu veux donc nous abandonner?

—Ni l'un ni l'autre, répondit-il; vous êtes mes soeurs, et je connais mon devoir. Mais j'ai cru que vous haïssiez la capitale et que vous désiriez partir.

Louison répondit qu'elle s'était habituée à la vie de Paris, qu'elle ne trouverait plus d'ouvrage au pays, puisque son départ lui avait fait perdre sa clientèle, et qu'elle désirait rester.

Depuis qu'à force d'écouter à travers la cloison, Louise avait surpris tous les secrets de notre ménage, elle s'était réconciliée avec le séjour de Paris, grâce aux avantages qu'elle avait cru pouvoir tirer du dévouement incomparable de son frère. Jusque-là elle n'avait pas connu Arsène; elle avait compté sur une sorte d'assistance, mais non pas sur un complet abandon de ses goûts, de sa liberté, de son existence tout entière. Elle n'avait pas compris non plus cette activité, ce courage, cette aptitude au gain, si l'on peut s'exprimer ainsi, qui se développaient en lui lorsqu'il était mû par une passion généreuse. Dès qu'elle sut tout le parti qu'on pouvait tirer de lui, elle le regarda comme une proie qui lui était assurée et qu'elle devait se mettre en mesure d'accaparer. Les seules passions qui gouvernent les femmes mal élevées, lorsqu'une grandeur d'âme innée ne contre-balance pas les impressions journalières, ce sont la vanité et l'avarice. L'une les mène au désordre, l'autre à l'égoïsme le plus étroit et le plus impitoyable. Louison, privée de bonne heure des soins d'une mère, sacrifiée à une marâtre, et abandonnée à de mauvais exemples ou à de mauvaises inspirations, devait subir l'une ou l'autre de ces passions funestes. Elle pencha par réaction vers celle que sa belle-mère n'avait pas, et, vertueuse par haine du vice qu'elle avait sous les yeux, elle se livra par instinct à celui que lui suggéraient la misère et les privations. Elle devint cupide; et, ne songeant plus qu'à satisfaire ce besoin impérieux, elle y puisa une adresse et une fourberie dont son intelligence bornée n'eût pas semblé susceptible. C'est ainsi qu'elle avait poussé Marthe dans le piège, et que désormais elle se flattait de régner sans partage sur la conscience de son frère.

«Ce qu'il faisait pour nous, disait-elle tout bas à Suzanne, à cause de cette païenne, il le fera encore mieux quand il saura, grâce à nous, combien elle en était indigne.»

Suzanne n'avait pas, à beaucoup près, l'âme aussi noire que sa soeur; mais, habituée à trembler devant elle, elle n'avait que des remords tardifs ou des réactions avortées. Arsène était bien loin de soupçonner la bassesse calculée des intentions de Louise. Il attribua son affreuse perfidie envers Marthe à une de ces haines de femme fondées sur le préjugé, l'intolérance religieuse et l'esprit de domination refoulé jusqu'à la vengeance. Il trouva bien une monstrueuse inconséquence entre sa conduite officieuse envers Horace et ses maximes de pudeur farouche; il attribua ces contradictions à l'ignorance, à une dévotion mal entendue. Il en fut attristé profondément; mais, plein de compassion et de courage, il résolut d'ensevelir dans le secret de son âme le crime de cette soeur altière et cruelle. Il se promit de la convertir peu à peu à des sentiments plus vrais et plus nobles; et de ne lui faire de reproches que le jour où elle serait capable de comprendre sa faute et de la réparer. Par la suite il disait à Eugénie, informée malgré sa discrétion de ce qui s'était passé entre sa soeur et lui:

«Que voulez-vous! si je vous eusse dit alors le mal qu'elle m'avait fait, vous l'auriez tous haïe et méprisée; vous eussiez dit: C'est un monstre! Et comme la perte de l'estime des honnêtes gens est le plus grand malheur qui puisse arriver, ma soeur m'a causé dans ce moment-là tant de pitié, que je n'ai presque pas eu de colère.»

Aussi lui montra-t-il une douceur pleine de tristesse, qu'elle prit pour un redoublement d'affection.

«Si vous désirez rester ici et que ce soit dans vos intérêts, leur dit-il, je ne m'y oppose pas. Je vous chercherai de l'ouvrage, et je vous soutiendrai en attendant. Nous ne sommes pas assez fortunés pour avoir des logements séparés; je demeurerai avec vous. Voilà qui est convenu jusqu'à nouvel ordre.

—Qu'est-ce que tu veux dire avec ton nouvel ordre? demanda Louison.

—Cela veut dire jusqu'à ce que vous puissiez vous passer de moi, répondit-il; car ma vie n'est pas assurée contre la mort comme une maison contre l'incendie. Avisez donc peu à peu aux moyens de vous rendre indépendantes, soit par d'honnêtes mariages, soit en vous faisant, par votre intelligence et votre activité, une bonne clientèle.

—Sois sûr, dit Louison un peu déconcertée, en affectant de la fierté, que nous ne resterons pas à ta charge sans rien faire; nous voulons au contraire te débarrasser de nous le plus tôt possible.

—Il ne s'agit pas de cela, reprit Arsène, qui craignit de l'avoir blessée. Tant que je serai vivant, tout ce qui est à moi est à vous; mais, je vous l'ai dit, je ne suis pas immortel, et il faut songer...

—Mais quelles idées a-t-il donc aujourd'hui! s'écria Louison en se retournant avec effroi vers Suzanne; ne dirait-on pas qu'il veut se faire périr? Ah çà, mon frère, est-ce que le chagrin te prend? Est-ce que tu vas te faire de la peine pour cette...

—Je vous défends de jamais prononcer devant moi le nom de Marthe! dit Arsène avec une expression qui fit pâlir les deux soeurs. Je vous défends de jamais me parler d'elle, même indirectement, soit en bien, soit en mal, entendez-vous? La première fois que cela vous arrivera, vous me verrez sortir d'ici pour n'y jamais rentrer. Vous êtes averties.

—Il suffit, dit Louison terrassée, on s'y conformera. Mais ce n'est pas vous parler d'elle, Paul, que de vous conjurer de ne pas avoir de chagrin.

—Ceci ne regarde personne, reprit-il avec la même énergie, et je ne veux pas non plus qu'on m'interroge. J'ai parlé de mort tout à l'heure, et je dois vous dire que je ne suis pas homme à me suicider. Je ne suis pas un lâche; mais le temps est à la guerre, et je ne dis pas qu'une révolution se déclarant, je n'y prendrais point part comme j'ai déjà fait l'année dernière. Ainsi, habituez-vous à l'idée de vous suffire un jour à vous-mêmes, comme d'honnêtes artisanes doivent et peuvent le faire. Je vais à mon bureau. Raccommodez vos nippes en attendant; car dans quelques jours vous aurez de l'ouvrage. Mais je vous défends d'en demander ou d'en accepter d'Eugénie.»

«Vois-tu, dit Louison à sa soeur dès qu'il fut sorti, tout a réussi comme je le voulais. Il déteste aussi Eugénie à présent. Il croit que c'est elle qui a perdu Marthe.»

Suzanne baissa la tête avec embarras, puis elle dit: «Il a le coeur bien gros; il ne pense qu'à mourir.

—Bah! c'est l'histoire du premier jour, reprit l'autre; tu verras que bientôt il n'y pensera plus. Arsène est fier; il ne voudra pas se faire de la peine pour une fille qui se moque de lui avec un autre, et tu verras aussi qu'il sera le premier à nous en parler, et à être content quand nous dirons du mal d'elle.

—C'est égal, je ne le ferai jamais, dit Suzanne.

—Oh! toi, une sans coeur, une sotte qui aurait tout supporté de la part de Marton sans rien dire! Tu as trop d'indulgence, Suzon. Si tu avais des principes, tu saurais qu'il ne faut pas être trop bonne pour les femmes sans moeurs. Tu verras, je te dis, qu'un jour n'est pas loin où mon frère te reprochera aussi ton indifférence sur ce chapitre-là.

—C'est égal, je te répète, dit Suzanne, que je ne me hasarderai jamais à lui dire un mot contre Marthe, quand même il aurait l'air de m'y encourager. Je suis bien sûre qu'il ne le supporterait pas. Essaies-en, puisque tu te crois si fine!»

La journée se passa en querelles, comme à l'ordinaire. Néanmoins, lorsque Arsène rentra, il trouva sa chambre bien rangée, tout son linge raccommodé, ses effets nettoyés, pliés, et les légumes du souper cuits et servis proprement. Louison lui fit sonner très-haut tous ces bons offices, et l'accabla de prévenances importunes, qu'il subit sans impatience. Elle s'efforça de l'égayer, mais elle ne put lui arracher un sourire; à peine eut-il avalé quelques bouchées, qu'il sortit sans répondre aux questions qu'elle lui adressait. Il fut ainsi le lendemain, le surlendemain, et tous les jours suivants. Il agit avec tant d'esprit et de zèle, qu'il sut en peu de temps leur procurer de l'ouvrage, et il mit toujours à leur disposition, pour l'entretien de tous trois, les deux tiers de l'argent qu'il gagnait; mais il fit une part de l'autre tiers, et elles n'en connurent jamais la destination. En vain Louison chercha jusque dans la paillasse de son lit, jusque sous les carreaux de sa chambre, pour voir s'il ne se faisait pas une bourse particulière, elle ne trouva rien; en vain hasarda-t-elle d'adroites questions, elle n'obtint pas de réponse; en vain essaya-t-elle de lui faire placer cet argent invisible en meubles, en linge, en objets qu'elle disait utiles au ménage, il fit la sourde oreille, ne les laissa manquer d'aucune chose nécessaire à leur entretien, mais se refusa constamment la moindre superfluité personnelle. Ce fut un grand souci pour Louison, qui, comptant pour rien de disposer de la majeure partie du bien de son frère, se creusait la cervelle pour arriver à la conquête du reste. Il lui semblait qu'Arsène commettait une injustice, presque un vol, en se réservant quelques écus pour un usage mystérieux. Elle n'en dormait pas; et, si elle l'eût osé, elle eût manifesté le dépit qu'elle en ressentait; mais avec sa douceur impassible et son silence glacé, Arsène la tenait sous une domination qu'elle n'avait pas prévue si austère. Il fallut pourtant s'y soumettre, renoncer à connaître le fond de ce coeur qui s'était fermé pour jamais, et à surprendre une pensée sur ce visage qui s'était pétrifié.

J'ai dit ces détails de son intérieur, quoique je n'y aie point pénétré à cette époque; mais tout ce qui tient aux personnes dont je raconte ici l'histoire m'a été peu à peu dévoilé par elles-mêmes avec tant de précision, que je puis les suivre dans les circonstances de leur vie où je n'ai pris aucune part, avec la même fidélité que je ferai quant à celles où j'ai assisté personnellement.

Le départ des deux soeurs fut pour nous un véritable soulagement; mais le mystère et la promptitude qu'Arsène avait mis à effectuer cette séparation furent longtemps inexplicables pour nous. Nous pensâmes d'abord qu'il voulait ne jamais revoir Marthe, et qu'il s'en ôtait courageusement l'occasion et le prétexte. Mais il revint nous voir comme à l'ordinaire; et lorsque Marthe lui demanda l'adresse de ses soeurs, il éluda ses questions, et finit par lui dire qu'elles étaient placées chez une maîtresse couturière à Versailles. Je savais le contraire, parce que je les rencontrais quelquefois dans les alentours de la maison de commerce où Arsène était occupé; leur affectation à m'éviter me faisait pressentir et respecter la volonté d'Arsène. Il fut impossible à Eugénie d'avoir le mot de cette énigme; elle ne put même pas amener Arsène à une nouvelle explication sur ses sentiments secrets et sur ses résolutions à l'égard de Marthe. Effrayée du calme qu'il montrait, et craignant qu'il ne conservât un reste d'espérance trompeuse, elle essayait souvent de le désabuser; mais il coupait court à tout entretien de ce genre, en lui disant à la hâte: «Je sais bien! je sais bien! inutile d'en parler.»

Du reste, pas un mot, pas un regard qui pût faire soupçonner à Marthe qu'elle était l'objet d'une passion ardente et profonde. Il joua si bien son rôle qu'elle se persuada n'avoir jamais été qu'une amie à ses yeux; et nous-mêmes nous commençâmes à croire qu'il avait triomphé de son amour et qu'il était guéri.

Eugénie, qui prévoyait la confusion et le chagrin de Marthe lorsqu'elle apprendrait les services d'argent qu'il lui avait rendus à son insu, le força de reprendre celui qu'il avait apporté en dernier lieu. Désormais elle voulut rester chargée exclusivement de son amie, et cette charge était bien légère. Marthe était d'une sobriété excessive; elle était vêtue avec une simplicité modeste, et elle aidait assidûment Eugénie dans son travail. La seule trace des bienfaits d'Arsène que nous n'eussions pas fait disparaître, de peur d'affliger trop cet excellent jeune homme, c'était un petit mobilier qu'il avait acquis pour elle, et qui se composait d'une couchette en fer, de deux chaises, d'une table, d'une commode en noyer, et d'une petite toilette qu'il avait choisie lui-même, hélas! avec tant d'amour! Nous faisions accroire à Marthe que ces meubles étaient à nous, et que nous les lui prêtions. Elle agréait nos soins avec tant de candeur et de charme, que nous eussions été heureux de les lui faire agréer toute notre vie; mais il n'en devait pas être ainsi. Un mauvais génie planait sur la destinée de Marthe: c'était Horace.

Après la déclaration formelle d'Eugénie, il s'était attendu à une lutte avec Arsène. Il était fort humilié d'avoir un semblable rival; et cependant, comme il le savait très-fin, très-hardi, très-estimé de nous tous, et de Marthe la première, c'en était assez pour qu'il acceptât cette lutte. Quelques jours auparavant, il eût abandonné la partie plutôt que de commettre son esprit élégant et cultivé avec la malice un peu crue et un peu rustique du Masaccio; mais à ce moment-là, son amour était arrivé à un paroxysme fébrile, et il n'eût pas rougi de disputer l'objet de ses désirs à M. Poisson lui-même.

A la grande surprise de tous, Paul Arsène parut calme jusqu'à l'indifférence, et Horace pensa qu'Eugénie avait beaucoup exagéré son amour. Mais lorsqu'il sut que Paul n'ignorait plus le sien, et lorsque je lui eus raconté dans quelles angoisses de douleur j'avais surpris ce courageux jeune homme, il commença à s'inquiéter de sa persévérance à reparaître devant lui, et de l'espèce de tranquillité triomphante qu'il semblait jouer pour le braver. Sa jalousie s'alluma; les plus étranges soupçons s'éveillèrent dans son esprit, et il les laissa paraître. Marthe n'y comprit rien d'abord: sa conscience était trop pure pour qu'elle pût s'offenser de doutes qui n'avaient pas de sens pour elle. Le sombre dépit d'Horace la troubla sans l'éclairer. Eugénie eut la délicatesse de ne pas se mêler de ce qui se passait entre eux, mais elle espéra qu'en s'apercevant de l'outrage qui lui était fait, Marthe se relèverait fière et blessée.

Dans ses accès de jalousie, Horace me pria, par dépit, de le conduire chez madame de Chailly. Il y retourna deux ou trois fois, et affecta de trouver la vicomtesse de plus en plus adorable. Ce furent autant de blessures dans le coeur de Marthe; mais l'amour naissant est comme un serpent fraîchement coupé par morceaux, qui trouve en soi la force de se rapprocher et de se réunir. Aux tristesses, aux insomnies, aux querelles vives et amères, succédèrent les raccommodements pleins d'exaltation et d'ivresse; aux serments de ne plus se voir, les serments de ne se jamais quitter. Ce fut un bonheur plein d'orages et mêlé de beaucoup de larmes; mais ce fut un bonheur plein d'intensité et rendu plus vif par les réactions.

Un jour qu'Horace avait voulu railler et dénigrer Arsène eu son absence, et que Marthe le défendait avec chaleur, il prit son chapeau, comme il faisait dans ses emportements, et partit sans dire mot à personne. Marthe savait bien qu'il reviendrait le lendemain, et qu'il demanderait pardon de ses torts; mais elle était de ces âmes tendres et passionnées qui ne savent pas attendre fièrement la fin d'une crise douloureuse. Elle se leva, jeta son châle sur ses épaules, et s'élança vers la porte.

«Que faites-vous donc? lui dit Eugénie.

—Vous le voyez, répondit Marthe hors d'elle-même, je cours après lui.

—Mais, mou amie, vous n'y songez pas; n'encouragez pas de semblables injustices, vous vous en repentirez.

—Je le sais bien, dit Marthe; mais c'est plus fort que moi, il faut que je l'apaise.

—Il reviendra de lui-même, laissez-lui-en du moins le mérite.

—Il reviendra demain!

—Eh bien! oui, demain, certainement.

—Demain, Eugénie? Vous ne savez pas ce que c'est que d'attendre jusqu'à demain! Passer toute la nuit avec la fièvre, avec le coeur gonflé, avec une insomnie qui compte les heures, les minutes, avec cette horrible pensée impossible à chasser: il ne m'aime pas! et celle-ci plus affreuse encore: il n'est pas bon, il n'est pas généreux, je ne devrais pas l'aimer! Oh! non, vous ne connaissez pas cela, vous.

—Mon Dieu, s'écria Eugénie, vous comprenez que vous avez tort de l'aimer, et quand il vous vient une lueur de raison, vous êtes impatiente de la perdre.

—Laissez-moi la perdre bien vite, dit Marthe; car cette clarté est la plus intolérable souffrance qu'il y ait au monde.» Et, se dégageant des bras d'Eugénie, elle s'élança dans l'escalier et disparut comme un éclair.

Eugénie n'osa pas la suivre, dans la crainte d'attirer les regards sur elle et d'occasionner un scandale dans la maison. Elle espéra qu'au bas de l'escalier ces amants insensés se rencontreraient, et qu'au bout de quelques instants elle les verrait revenir ensemble. Mais Horace, furieux, marchait avec une rapidité extrême. Marthe le voyait à dix pas; elle n'osait pas l'appeler sur le quai, elle n'avait pas la force de courir. A chaque pas, elle se sentait prête à défaillir; elle le voyait frapper de sa canne sur le parapet, dans un mouvement de rage irréfrénable. Elle se remettait à le suivre, ne songeant plus à sa souffrance personnelle, mais à celle de son amant. Il renversa deux ou trois passants, en fit crier et jurer une demi-douzaine en les heurtant, monta la rue de La Harpe, et arriva à l'hôtel de Narbonne, où il demeurait, sans s'apercevoir que Marthe était sur ses traces et avait failli dix fois le joindre. Au moment où il prenait sa clef et son bougeoir des mains de la portière, il vit le visage renfrogné de celle-ci regarder par-dessus son épaule:

«Où allez-vous donc, Mam'selle?» dit-elle d'une voix courroucée à une personne qui s'apprêtait à monter l'escalier sans rien lui dire.

Horace se retourna, et vit Marthe, sans chapeau, sans gants, et pâle comme la mort. Il la saisit dans ses bras, l'enleva à demi, et lui jetant un châle sur la tête, comme un voile pour la soustraire aux regards, il l'entraîna dans l'escalier, et la conduisit légèrement jusqu'à sa chambre. Là, il se jeta à ses pieds. Ce fut toute l'explication. Le sujet même de la querelle fut oublié dans ce premier instant.—Oh! que je suis heureux, s'écria-t-il dans un délire d'amour; te voilà, tu es avec moi, nous sommes seuls! Pour la première fois de la vie, je suis seul avec toi, Marthe! Comprends-tu mon bonheur?

—Laisse-moi partir, dit Marthe effrayée; Eugénie m'a peut-être suivie, peut-être Arsène. Mon Dieu! est-ce un rêve! J'ai vu quelque part, en te suivant, la figure d'Arsène, je ne sais où. Non, je n'en suis pas sûre... peut-être!... C'est égal, tu m'aimes, tu m'aimes toujours! Allons-nous-en, reconduis-moi.

—Oh! pas encore! pas encore! disait Horace; encore un instant! Si Eugénie vient, je ne réponds pas; si Arsène vient, je le tue. Reste ainsi, reste encore un instant!

Cependant Eugénie seule, inquiète, épouvantée, comptait les minutes, allait du palier à la fenêtre, et ne voyait pas revenir Marthe. Enfin elle entend monter l'escalier. C'est elle, enfin!... Non, c'est le pas d'un homme.

Elle se réjouit de la pensée que c'était moi, et qu'elle allait pouvoir m'envoyer à la recherche de Marthe. Elle courut au-devant de moi; mais au lieu de moi, c'était Arsène.

«Où donc est Marthe? dit-il d'une voix éteinte.

—Elle est sortie pour un instant, dit Eugénie, troublée; elle va rentrer tout de suite.

—Sortie toute seule à la nuit? dit Arsène; vous l'avez laissée sortir ainsi?

—Elle va rentrer avec Théophile, dit Eugénie, éperdue.

—Non! non! elle ne rentrera pas avec Théophile, dit Arsène en se laissant tomber sur une chaise. Ne vous donnez pas la peine de me tromper, Eugénie; elle ne rentrera pas même avec Horace. Elle rentrera seule, elle rentrera désespérée.

—Vous l'avez donc vue?

—Oui, je l'ai vue qui courait sur le quai du côté de la rue de la Harpe.

—Et Horace n'était pas avec elle?

—Je n'ai vu qu'elle.

—Et vous ne l'avez pas suivie?

—Non; mais je vais l'attendre,» dit-il. Et il se leva précipitamment.

«Mais pourquoi n'avez-vous pas couru après elle? dit Eugénie; pourquoi êtes-vous venu ici?

—Ah! je ne sais plus, dit Arsène d'un air égaré. J'avais une idée, pourtant!... Oui, oui, c'est cela: je voulais vous demander, Eugénie, si c'était la première fois qu'elle sortait seule, le soir, ou seule avec lui?... Dites, est-ce la première fois?

—Oui, c'est la première fois, dit Eugénie. Marthe est encore pure, j'en fais le serment. Pourquoi, mon Dieu, n'avoir pas couru après elle?

—Oh! il est peut-être temps encore de tuer ce misérable! s'écria Arsène avec fureur.» Et, bondissant comme un chat sauvage, il s'élança dehors.

Eugénie comprit les suites funestes que pouvait avoir une telle aventure. Épouvantée, elle se mit à courir aussi après Arsène. Heureusement je montais l'escalier, et je les arrêtai tous deux.

«Où allez-vous donc? leur dis-je; que signifient ees figures bouleversées?

—Retenez-le, suivez-le, me dit à la hâte Eugénie, en voyant qu'Arsène m'échappait déjà. Marthe est partie avec Horace, et Paul va faire quelque malheur; allez!»

Je courus à mon tour après le Masaccio, et je le rejoignis. Je m'emparai de son bras, mais sans pouvoir le retenir, quoique je fusse beaucoup plus grand et plus musculeux que lui. La colère avait tellement décuplé ses forces qu'il m'entraînait comme il eût fait d'un enfant.

J'appris par ses exclamations entrecoupées ce qui s'était passé, et je vis l'imprudence qu'Eugénie avait commise. La réparer par un mensonge était le seul moyen qui me restât pour empêcher un événement tragique.

«Comment pouvez-vous croire, lui dis-je, que ce soit la première fois qu'ils sortent ensemble? c'est au moins la dixième.»

Cette assertion tomba sur lui comme l'eau sur le feu. Il s'arrêta court, et me regarda d'un air sombre.

«Êtes-vous bien sûr de ce que vous dites? me demanda-t-il d'une voix déchirante.

—J'en suis certain..Elle est sa maîtresse depuis plus d'un mois.

—Eugénie m'a donc trompé?

—Non, mais on trompe Eugénie.

—Sa maîtresse! Il ne veut donc pas l'épouser, l'infâme!

—Qu'en savez-vous? lui dis-je, ne songeant qu'à le calmer et à l'éloigner; Horace est un homme d'honneur et ce que Marthe voudra, il le voudra aussi.

—Vous êtes sûr qu'il est un homme d'honneur! Jurez-moi cela sur le vôtre.»

A force d'assurances évasives et de réponses indirectes, je réussis à lui rendre la raison. Il me remercia du bien que je lui faisais, et il me quitta, en me jurant qu'il allait rentrer aussitôt chez lui.

Dès que je l'eus vu prendre cette direction, je courus à l'hôtel de Narbonne; je m'informai d'Horace. «Il est là-haut enfermé avec une demoiselle ou une dame, répondit la portière, enfin avec ce que vous voudrez. Mais je vais la faire descendre; je n'entends pas qu'il y ait du scandale ici.»

Je la priai de parler plus bas, et je l'y engageai par les arguments irrésistibles de Figaro. Elle m'expliqua que la dame était jolie, qu'elle avait de longs cheveux noirs et un châle écarlate. Je redoublai mes arguments, et j'obtins la promesse qu'elle ne ferait point de bruit, et qu'elle laisserait repartir la fugitive, à quelque heure que ce fût de la nuit, sans lui adresser une parole et sans faire part à personne de ce qu'elle avait vu.

Quand je fus tranquille à cet égard, je revins rassurer Eugénie. Je ne pus me défendre de rire un peu de sa consternation. Arsène mis à la raison et hors de cause, le dénouement un peu brusque, mais inévitable, des amours de Marthe et d'Horace, me semblait moins surprenant et moins sombre que ne le voulait voir ma généreuse amie. Elle me gronda beaucoup de ce qu'elle appelait ma légèreté.

«Voyez-vous, me dit-elle, depuis qu'elle l'aime, elle me fait l'effet d'être condamnée à mort; et à présent je ne ris pas plus que je ne ferais si je la voyais monter à l'échafaud.»

Nous attendîmes une partie de la nuit. Marthe ne rentra pas. Le sommeil finit par triompher de notre sollicitude.

A l'aube naissante, la porte de l'hôtel de Narbonne s'ouvrit et se referma plus doucement encore après avoir laissé passer une femme qui couvrait sa tête d'un châle rouge. Elle était seule, et fit quelques pas rapidement pour s'éloigner. Mais bientôt elle s'arrêta, faible et brisée, au coin d'une borne, et s'appuya pour ne pas tomber. Cette femme, c'était Marthe.

Un homme la reçut dans ses bras: c'était Arsène.

«Quoi! seule! seule! lui dit-il; il ne vous a pas seulement accompagnée!

—Je le lui ai défendu, dit Marthe d'une voix mourante; j'ai craint d'être rencontrée avec lui, et puis je n'ai pas voulu qu'il me revit au jour! Je voudrais ne le revoir jamais! Mais que fais-tu ici à cette heure, Paul?

—Je n'ai pu dormir, répondit-il, et je suis venu vous attendre pour vous ramener; quelque chose m'avait dit que vous sortiriez de chez lui seule et désespérée.»




XVI.

Marthe était si confuse et si éperdue qu'elle ne voulait plus rentrer.

«Conduisez-moi auprès de vos soeurs, disait-elle à Arsène; elles, du moins, ne sauront pas où j'ai passé la nuit.

—Vous n'avez pas d'amie plus fidèle et plus dévouée qu'Eugénie, répondit Arsène; n'aggravez pas votre position par une plus longue absence. Venez, je vous accompagnerai jusque chez elle, et je vous réponds qu'elle ne vous adressera pas un reproche.»

Il la reconduisit jusqu'à la porte de sa chambre. Elle voulut s'y enfermer seule et y pleurer à son aise avant de nous revoir; mais au moment de quitter Arsène, avec qui elle avait épanché son coeur comme s'il n'eût été que son frère, elle se ressouvint tout à coup qu'il avait pour elle un amour moins calme: elle l'avait oublié, habituée qu'elle était à compter sur un dévouement aveugle de sa part.

«Eh bien, Arsène, lui dit-elle avec un accent profond; regrettes-tu maintenant de ne m'avoir pas épousée?

—Je le regretterai toute ma vie, répondit-il.

—Ne me parle pas ainsi, Arsène, dit-elle; tu me déchires. Oh! que ne puis-je t'aimer comme tu le désires et comme tu le mérites! Mais Dieu me hait et me maudit!»

Quand elle fut seule, elle se jeta tout habillée sur son lit, et pleura amèrement. Eugénie, qui l'entendait sangloter à travers la cloison, frappa vainement à sa porte; elle ne répondit pas. Inquiète, et craignant qu'elle ne fût en proie à ces convulsions nerveuses auxquelles elle était sujette, Eugénie prit plusieurs clefs, les essaya dans la serrure, en trouva une qui ouvrit, et s'élança auprès d'elle. Elle la trouva la face enfoncée dans son traversin, et les mains crispées dans ses belles tresses noires toutes ruisselantes de larmes.

«Marthe, lui dit Eugénie en la pressant sur son sein, pourquoi donc cette douleur? Est-ce du regret pour le passé, est-ce la crainte de l'avenir? Tu as disposé de toi, tu étais libre, personne n'a le droit de t'humilier. Pourquoi te caches-tu au lieu de venir à moi, qui t'ai attendue avec tant d'inquiétude et qui te retrouve toujours avec tant de joie?

—Chère Eugénie, j'ai plus que des regrets, j'ai de la honte et des remords, répondit Marthe en l'embrassant. Je n'ai pas disposé de moi dans la liberté de ma conscience et dans le calme de ma volonté. J'ai cédé à des transports que je ne partageais pas, glacée que j'étais par le souvenir des injures récentes et par l'appréhension de nouveaux outrages. Eugénie! Eugénie! il ne m'aime pas; j'ai le profond sentiment de mon malheur! Il a de la passion sans amour, de l'enthousiasme sans estime, de l'effusion sans confiance. Il est jaloux parce qu'il ne croit point en moi, parce qu'il me juge indigne d'inspirer un amour sérieux, et incapable de le partager.

—C'est parce qu'il en est indigne et incapable lui-même! s'écria Eugénie.

—Non, ne dites pas cela; tout vient de moi, de ma destinée misérable. Lui, qui n'a point encore aimé, lui dont le coeur est aussi vierge que les lèvres, il méritait de rencontrer une femme aussi pure que lui.

—C'est pour cela, dit Eugénie en haussant les épaules, qu'il s'était épris de la vicomtesse de Chailly, qui a trois amants à la fois!

—Cette femme-là du moins, répliqua Marthe, a pour elle l'intelligence, une brillante éducation, et toutes les séductions de la naissance, des belles manières et du luxe. Moi, je suis obscure, bornée, ignorante; je sais à peine lire, je ne sais que comprendre; mais je ne puis rien exprimer, je n'ai pas une idée à moi, je ne pourrai en aucun moment dominer le coeur et l'esprit d'un homme comme lui! Oh! il me l'a bien fait sentir, il me l'a bien dit cette nuit dans l'emportement de nos querelles, et à présent je vois que j'étais folle de me plaindre de lui. C'est moi seule que je dois accuser, c'est ma vie passée que je dois maudire.

—Eh quoi! en êtes-vous là? dit Eugénie consternée. Il a déjà fait le maître et le supérieur à ce point? J'aurais pensé que, du moins, pendant la première ivresse, il se serait oublié un peu lui-même, pour ne voir et n'admirer que vous; et, au lieu d'être à vos pieds pour vous remercier de cette preuve d'amour et de confiance si solennelle que nous donnons quand nous ouvrons nos bras et notre âme sans réserve, déjà il s'est levé en dominateur miséricordieux, pour vous honorer de son indulgence et de son pardon! En vérité, Marthe, tu as raison d'être honteuse: car tu es bien humiliée...

—Ne dis pas cela, Eugénie. Si tu avais vu son trouble, sa souffrance, ses pleurs, et comme il me disait humblement et tendrement parfois ces choses si cruelles! Non, il ne savait pas le mal qu'il me faisait, il n'y songeait pas. Il souffrait tant lui-même! Il n'avait qu'une pensée, celle de se débarrasser de soupçons qui le torturaient; et lorsqu'il m'accusait, c'était pour être rassuré par mes réponses. Mais moi, je n'avais pas la force de le faire. J'étais si effrayée de voir ce noble orgueil, cette pure jeunesse, cette grande intelligence, qui exigeaient tant de moi, et qui avaient le droit de tant exiger; et je me sentais si peu de chose pour répondre à tout cela! J'étais accablée, et il prenait tout à coup ma tristesse pour le remords de quelque faute ou le retour de quelque mauvais sentiment. «Qu'as-tu donc? me disait-il, tu n'es pas heureuse dans mes bras! Tu es sombre, préoccupée; tu penses donc à un autre?» Alors il s'imaginait que j'avais des rapports secrets avec Paul Arsène, et il me suppliait de le chasser d'ici, et de ne jamais le revoir. J'y aurais consenti, oui, j'aurais eu cette faiblesse, s'il eût persisté à me le demander avec tendresse. Mais, dès mon premier mouvement d'hésitation, il me laissait voir un dépit et une aigreur qui me rendaient la force de lui résister; car, moi aussi, je prenais du dépit, je devenais amère. Et nous nous sommes dit des choses bien dures, qui me sont restées sur le coeur comme une montagne!

—Tu avais raison de dire qu'il ne t'aime pas, reprit Eugénie; mais tu te trompes quand tu t'imagines que c'est à cause de toi et de ton passé. Le mal ne vient que de son orgueil à lui, et d'un fonds d'égoïsme que tu vas encourager par ta faiblesse. L'homme qui a le coeur fait pour aimer ne se demande pas si l'objet de son amour est digne de lui. Du moment qu'il aime, il n'examine plus le passé; il jouit du présent, et il croit à l'avenir. Si sa raison lui dit qu'il y a dans ce passé quelque chose à pardonner, il pardonne dans le secret de son coeur, sans faire sonner sa générosité comme une merveille. Cet oubli des torts est si simple, si naturel à celui qui aime! Arsène t'a-t-il jamais accusée, lui? Ne t'a-t-il pas toujours défendue contre toi-même, comme il t'aurait défendue contre le monde entier?

—Je douterais même d'Arsène, dit Marthe en soupirant. Je crois qu'en amour on est humble et généreux tant qu'on est repoussé; mais le bonheur rend exigeant et cruel. Voilà ce qui m'arrive avec Horace. Durant ces heures de la nuit que nous avons passées ensemble, il y avait une alternative continuelle de douceur et de fierté entre nous. Quand je me révoltais contre lui, il était à mes pieds pour me calmer; mais, à peine m'avait-il amenée à m'humilier devant lui, qu'il m'accablait de nouveau. Ah! je crois que l'amour rend méchant!

—Oui, l'amour des méchants,» répliqua Eugénie en secouant tristement la tête.

Eugénie était injuste; elle ne voyait pas la vérité mieux que Marthe. Toutes deux se trompaient, chacune à sa manière. Horace n'était ni aussi respectable ni aussi méchant qu'elles se l'imaginaient. Le triomphe le rendait volontiers insolent; il avait cela de commun avec tant d'autres, que si on voulait condamner rigoureusement ce travers, il faudrait mépriser et maudire la majeure partie de notre sexe. Mais son coeur n'était ni froid ni dépravé. Il aimait certainement beaucoup; seulement, l'éducation morale de l'amour lui ayant manqué, ainsi qu'à tous les hommes, comme il n'était pas du petit nombre de ceux dont le dévouement naturel fait exception, il aimait seulement en vue de son propre bonheur, et, si je puis m'exprimer ainsi, pour l'amour de lui-même.

Il vint dans la journée; et, au lieu d'être confus devant nous, il se présenta d'un air de triomphe que je trouvai moi-même d'assez mauvais goût. Il s'attendait à des plaisanteries de ma part, et il s'était préparé à les recevoir de pied ferme. Au lieu de cela, je me permis de lui faire des reproches.

«Il me semble, lui dis-je en l'emmenant dans mon cabinet, que tu aurais pu avoir avec Marthe des entrevues secrètes qui ne l'eussent pas compromise. Cette nuit passée dehors sans préparation, sans prétexte, pourra faire beaucoup jaser les gens de la maison.»

Horace reçut fort mal cette observation.

—J'admire fort, dit-il, que tu prennes tant d'ombrage pour elle, lorsque tu vis publiquement avec Eugénie!

—C'est pour cela qu'Eugénie est respectée de tout ce qui m'entoure, répondis-je. Elle est ma soeur, ma compagne, ma maîtresse, ma femme, si l'on veut. De quelque façon qu'on envisage notre union, elle est absolue et permanente. Je me suis fait fort de la rendre acceptable à tous ceux qui m'aiment, et d'entourer Eugénie d'assez d'amis dévoués pour que le cri de l'intolérance n'arrive pas jusqu'à ses oreilles. Mais je n'ai pas levé le voile qui couvrait nos secrètes amours avant de m'être assuré par la réflexion et l'expérience de la solidité de notre affection mutuelle. Après une première nuit d'enivrement, je n'ai pas présente Eugénie à mes camarades en leur disant: «Voici ma maîtresse, respectez-la à cause de moi.» J'ai caché mon bonheur jusqu'à ce que j'aie pu leur dire avec confiance et loyauté: «Voici ma femme, elle est respectable par elle-même.»

—Eh bien, moi, je me sens plus fort que vous, dit Horace avec hauteur. Je dirai à tout le monde: «Voici mon amante, je veux qu'on la respecte. Je contraindrai les récalcitrants à se prosterner, s'il me plaît, devant la femme que j'ai choisie.»

—Vous n'y parviendrez pas ainsi, eussiez-vous le bras invincible des antiques pourfendeurs de la chevalerie. Au temps où nous vivons, les hommes ne se craignent pas entre eux; et on ne respectera votre amante, comme vous l'appelez, qu'autant que vous la respecterez vous-même.

—Mais vous êtes singulier, Théophile! En quoi donc ai-je outragé celle que j'aime? Elle est venue se jeter dans mes bras, et je l'y ai retenue une heure ou deux de plus qu'il ne convenait d'après votre code des convenances. Vraiment, j'ignorais que la vertu et la réputation d'une femme fussent réglées comme le pouvoir des recors, d'après le lever et le coucher du soleil.

—Ce sont là de bien mauvaises plaisanteries, lui dis-je, pour une journée aussi solennelle que celle-ci devrait l'être dans l'histoire de vos amours. Si Marthe en prenait aussi légèrement son parti, j'aurais peu d'estime pour elle. Mais elle en juge tout autrement, à ce qu'il me parait, car elle n'a pas cessé de pleurer depuis ce matin. Je ne vous demande pas la cause de ses larmes; mais n'aurez-vous pas la lui demander avec un visage moins riant et des manières moins dégagées?

—Écoutez, Théophile, dit Horace en reprenant son sérieux, je vais vous parler franchement, puisque vous m'y contraignez. L'amitié que j'ai pour vous me défendait de provoquer une explication que votre sévérité envers moi rend indispensable. Sachez donc que je ne suis plus un enfant, et que s'il m'a plu jusqu'ici de me laisser traiter comme tel, ce n'est pas un droit que vous avez acquis irrévocablement et que je ne puisse pas vous ôter quand bon me semblera. Je vous déclare donc aujourd'hui que je suis las, extrêmement las, de l'espèce de guerre qu'Eugénie et vous faites, au nom de M. Paul Arsène, à mes amours avec Marthe. Je n'agis pas aussi légèrement que vous le croyez en mettant de côté toute feinte et toute retenue à cet égard. Il est bon que vous sachiez tous, vous et vos amis, que Marthe est ma maîtresse et non celle d'un autre. Il importe à ma dignité, à mon honneur, de n'être pas admis ici en surnuméraire, mais d'être bien pour vous, pour eux, pour Marthe, pour tout le monde et pour moi-même, l'amant, le seul amant, c'est-à-dire le maître de cette femme. Et comme depuis quelque temps, grâce au singulier rôle que vous me faites jouer, grâce aux prétentions obstinées de M. Paul Arsène, grâce à la protection peu déguisée que lui accorde Eugénie (grâce à votre neutralité, Théophile), grâce à l'amitié équivoque qui règne entre Marthe et lui, grâce enfin à mes propres soupçons, qui me font cruellement souffrir, je ne sais plus où j'en suis, ni ce que je suis ici, j'ai résolu de savoir enfin à quoi m'en tenir, et de bien dessiner ma position. C'est pour cela que je me présente ici ce matin, la tête levée, et que je viens vous dire à tous, sans tergiversation et sans ambiguïté: «Marthe a passé cette nuit dans mes bras, et si quelqu'un le trouve mauvais, je suis prêt à connaître de ses droits, et à lui céder les miens, s'ils ne sont pas les mieux fondés.»

—Horace, lui dis-je en je regardant fixement, si telle est votre pensée ce matin, à la bonne heure, je l'accepte; mais si c'était celle que vous aviez hier soir en retenant Marthe auprès de vous pour la compromettre, c'est un calcul bien froid pour un homme aussi ardent que vous le paraissez, et je vois là plus de politique que de passion.

—La passion n'exclut point une certaine diplomatie, répondit-il en souriant. Vous savez bien, Théophile, que j'ai commencé ma vie par la politique. Si je deviens homme de sentiment, j'espère qu'il me restera pourtant quelque chose de l'homme de réflexion. Mais rassurez-vous, et ne vous scandalisez pas ainsi. Je vous avoue qu'hier soir j'ai été fort peu diplomate, que je n'ai pensé à rien, et que j'ai cédé à l'ivresse du moment. Mais ce matin, en me résumant, j'ai reconnu qu'au lieu d'un sot repentir je devais avoir le contentement et l'énergie d'un amant heureux.

—Ayez-les donc, lui dis-je, mais faites que votre visage et votre contenance n'expriment pas autre chose que ce que vous éprouvez; car, en ce moment, vous avez, malgré vous, l'air d'un fat.»

J'étais irrité en effet par je ne sais quoi de vain et d'arrogant qu'il avait ce jour-là, et que, pour toute l'affection que je lui portais, j'eusse voulu lui ôter. Je craignais que Marthe n'en fût blessée; mais la pauvre femme n'avait plus cette force de réaction. Elle fut intimidée, abattue et comme saisie d'un frisson convulsif à son approche. Il la rassura par des manières plus douces et plus tendres; mais il y eut entre eux une gêne extrême. Horace désirait d'être seul avec elle; et Marthe, retenue par un sentiment de honte, n'osait plus nous quitter pour lui accorder un tête-à-tête. Il espéra quelques instants qu'elle aurait le courage de le faire, et il suscita divers prétextes, qu'elle feignit de ne pas comprendre. Eugénie craignait de paraître affectée en leur cédant la place, et sur ces entrefaites Paul Arsène arriva.

Malgré tout l'empire que ce dernier exerçait sur lui-même, et quoiqu'il se fût bien préparé à la possibilité de rencontrer Horace, il ne put dissimuler tout a fait l'espèce d'horreur qu'il lui inspirait. Horace vit l'altération soudaine de son visage pâli et affaissé déjà par les angoisses de la nuit; et, saisi d'un transport d'orgueil insurmontable, il leva fièrement la tête, et lui tendit la main de l'air d'un souverain à un vassal qui lui rend hommage. Arsène, dans sa généreuse candeur, ne comprit pas ce mouvement, et, l'attribuant à un sentiment tout opposé, il saisit et pressa énergiquement la main de son rival, avec un regard de douleur et de franchise qui semblait dire: «Vous me promettez de la rendre heureuse, je vous en remercie.»

Cette muette explication lui suffit. Après s'être informé de la santé de Marthe, et lui avoir serré la main aussi avec effusion, il échanges quelques mots de causerie générale avec nous, et se retira au bout de cinq minutes.




XVII.

Horace n'était pas réellement jaloux d'Arsène au point d'être inquiet des sentiments de Marthe pour lui, mais il craignait qu'il n'y eût entre eux, dans le passé, un engagement plus intime qu'elle ne voulait l'avouer. Il pensait que, pour être si fidèlement dévoué à une femme qui vous sacrifie, il fallait conserver, ou une espérance, ou une reconnaissance bien fondée; et ces deux suppositions l'offensaient également. Depuis qu'Eugénie lui avait révélé tout le dévouement d'Arsène, il avait pris encore plus d'ombrage. Ainsi qu'il l'avait naïvement avoué, il était blessé d'un parallèle qui ne lui était pas avantageux dans l'esprit d'Eugénie, et qui lui deviendrait funeste dans celui de Marthe, s'il devait être continuellement sous ses yeux. Et puis notre entourage voyait confusément ce qui se passait entre eux. Ceux qui n'aimaient pas Horace se plaisaient à douter de son triomphe, du moins ils affectaient devant lui de croire à celui d'Arsène. Ceux qui l'aimaient blâmaient Marthe de ne pas se prononcer ouvertement pour lui en chassant son rival, et ils le faisaient sentir à Horace. Enfin, d'autres jeunes gens qui, n'étant pour nous que de simples connaissances, ne venaient pas chez nous et jugeaient de nous avec une légèreté un peu brutale, se permettaient sur Marthe ces propos cruels que l'on pèse si peu et qui se répandent si vite. Obéissant à cette jalousie non raisonnée que l'on éprouve pour tout homme heureux en amour, ils rabaissaient Marthe, afin de rabaisser le bonheur d'Horace à leurs propres yeux. Plusieurs de ceux-là, qui avaient fait la cour à la beauté du café Poisson, se vengeaient de n'avoir pas été écoutés, en disant que ce n'était pas une conquête si difficile et si glorieuse, puisqu'elle écoutait un hâbleur comme Horace. Quelques-uns même disaient qu'elle avait eu pour amant son premier garçon de café. Enfin, je ne sais quel esprit fut assez bas, et quelle langue assez grossière, pour émettre l'opinion qu'elle était à la fois la maîtresse d'Arsène, celle d'Horace et la mienne.

Ces calomnies n'arrivèrent pas alors jusqu'à moi; mais on eut l'imprudence de les répéter à Horace. Il eut la faiblesse d'en être impressionné, et il ne songea bientôt plus qu'à éblouir et terrasser ses détracteurs par une démonstration irrécusable de son triomphe sur tous ses rivaux vrais ou supposés. Il tourmenta Marthe si cruellement qu'il lui fit un crime et un supplice de la vie tranquille et pure qu'elle menait auprès de nous. Il voulut qu'elle se montrât seule avec lui au spectacle et à la promenade. Ces témérités affligeaient Eugénie, et ne lui paraissaient que d'inutiles bravades contre l'opinion. Tout ce qu'elle tentait pour empêcher son amie de s'y prêter poussait à bout l'impatience et l'aigreur d'Horace.

«Jusqu'à quand, disait-il à Marthe, resterez-vous sons l'empire de ce chaperon incommode et hypocrite, qui se scandalise dans les autres de tout ce qui lui semble personnellement légitime? Comment pouvez-vous subir les admonestations pédantes de cette prude, qui n'est pas sans vues intéressées, j'en suis certain, et qui regarde comme l'amant préférable celui qui peut donner à sa maîtresse le plus de bien-être et de liberté? Si vous m'aimiez, vous la réduiriez promptement au silence, et vous ne souffririez pas qu'elle m'accusât sans cesse auprès de vous. Puis-je être satisfait quand je vois ce tiers indiscret s'immiscer dans tous les secrets de notre amour? Puis-je être tranquille lorsque je sais que votre unique amie est mon ennemie jurée, et qu'en mon absence elle vous aigrit et vous met en garde contre moi?»

Il exigea qu'elle éloignât tout à fait Paul Arsène, et il y eut dans cette expulsion qu'il lui imposait quelque chose de bien particulier. Il craignait beaucoup le ridicule qui s'attache aux jaloux, et l'idée que le Masaccio pourrait se glorifier de lui avoir causé de l'inquiétude lui était insupportable. Il voulut donc que Marthe agît comme de propos délibéré et sans paraître subir aucune influence étrangère. Il rencontra de sa part beaucoup d'opposition à cette exigence injuste et lâche; mais il l'y amena insensiblement par mille tracasseries impitoyables. Elle n'avait plus le droit de serrer la main de son ami, elle ne pouvait plus lui sourire. Tout devenait crime entre eux: un regard, un mot, lui étaient reprochés amèrement. Si Arsène, obéissant à une habitude d'enfance, la tutoyait en causant, c'était la preuve flagrante d'une ancienne intrigue entre eux. Si, lorsque nous nous promenions tous ensemble, elle acceptait le bras d'Arsène, Horace prenait un prétexte ridicule, et nous quittait avec humeur, disant tout bas à Marthe qu'il ne se souciait pas de passer pour l'antagoniste de Paul, et que c'était bien assez de succéder à un M. Poisson, sans partager encore avec son laquais. Quand Marthe se révoltait contre ces persécutions iniques, il la boudait durant des semaines entières; et l'infortunée, ne pouvant supporter son absence, allait le chercher, et lui demander pour ainsi dire pardon des torts dont elle était victime. Mais si elle offrait alors d'avoir une franche explication avec le Masaccio, avant de le renvoyer:

«C'est cela, s'écriait Horace, faites-moi passer pour un fou, pour un tyran ou pour un sot, afin que M. Paul Arsène aille partout me railler et me diffamer! Si vous agissez ainsi, vous me mettrez dans la nécessité de lui chercher querelle et de le souffleter, quelque beau matin, en plein café.»

Épuisée de cette lutte odieuse, Marthe prit un jour la main d'Arsène, et la portant à ses lèvres:

«Tu es mon meilleur ami, lui dit-elle, tu vas me rendre un dernier service, le plus pénible de tous pour toi, et surtout pour moi. Tu vas me dire un éternel adieu. Ne m'en demande pas la raison; je ne peux pas et je ne veux pas te la dire.

—C'est inutile, j'ai deviné depuis longtemps, répondit Arsène. Comme tu ne me disais rien, je pensais que mon devoir était de rester tant que tu semblerais désirer ma protection. Mais puisqu'au lieu de t'être utile, elle te nuit, je me retire. Seulement, ne me dis pas que c'est pour toujours, et promets-moi que quand tu auras besoin de moi, tu me rappelleras. Tu n'auras qu'un mot à dire, un geste à faire, et je serai à tes ordres. Tiens, Marthe, si tu veux, je passerai tous les jours sous ta fenêtre: tu n'as qu'à y attacher un mouchoir, un ruban, un signe quelconque, le même jour tu me verras accourir. Promets-moi Cela.»

Marthe le promit en pleurant; Arsène ne revint plus. Mais ce n'était pas assez pour satisfaire l'orgueil d'Horace. Un jour que, suivant sa coutume, il avait emmené Marthe chez lui, nous l'attendîmes en vain pour souper, et nous reçûmes d'elle, le soir, le billet suivant:

«Ne m'attendez pas, chers et dignes amis. Je ne rentrerai plus dans votre maison. J'ai découvert que je n'y devais pas mon bien-être à votre seule générosité, mais que Paul y avait longtemps contribué, et qu'il y contribue encore, puisque tous les meubles que vous m'avez soi-disant prêtés lui appartiennent. Vous comprenez que, sachant cela, je n'en puis plus profiter. D'ailleurs, le monde est si méchant qu'il calomnie les affections les plus vertueuses. Je ne veux pas vous répéter les vils propos dont je suis l'objet. J'aime mieux, en les faisant cesser et en m'arrachant avec douleur d'auprès de vous, ne vous parler que de mon éternelle reconnaissance pour vos bontés envers moi, et de l'attachement inaltérable que vous porte à jamais.

«Votre amie, MARTHE.»

«Voici encore une lâcheté d'Horace, s'écria Eugénie indignée. Il lui a révélé un secret que j'avais confié à son honneur.

—Ces sortes de choses échappent, malgré soi, dans l'emportement de la colère, lui répondis-je; et c'est le résultat d'une querelle entre eux.

—Marthe est perdue, reprit Eugénie, perdue à jamais! car elle appartient sans réserve et sans retour à un méchant homme.

—Non pas à un méchant homme, Eugénie, mais à quelque chose de plus funeste pour elle, à un homme faible que la vanité gouverne.»

J'étais outré aussi, et je me refroidis extrêmement pour Horace. Je pressentais tous les maux qui allaient fondre sur Marthe, et je tentai vainement de les détourner. Toutes nos démarches furent infructueuses. Horace, prévoyant que nous ne lui abandonnerions pas sa proie sans la lui disputer, avait changé immédiatement de domicile Il avait loué, dans un autre quartier, une chambre où il vivait avec Marthe, si caché, qu'il nous fallut plus d'un mois pour les découvrir. Quand nous y fûmes parvenus, il était trop tard pour les faire changer de résolution et d'habitudes. Nos représentations ne servirent qu'à les irriter contre nous. Horace exerçait sur sa maîtresse un tel empire, que désormais elle nous retira toute sa confiance. Oubliant qu'elle nous avait longtemps raconté tous ses griefs contre lui, elle voulait nous faire croire désormais à son bonheur, et nous reprochait de lui supposer gratuitement des souffrances dont son visage portait déjà l'empreinte profonde. Prévoyant bien qu'elle allait manquer, qu'elle manquait déjà d'argent et d'ouvrage, nous ne pûmes lui faire accepter le plus léger service. Elle repoussa même nos offres avec une sorte de hauteur qu'elle ne nous avait jamais témoignée.

—Je craindrais, nous dit-elle, qu'un bienfait d'Arsène ne fût encore caché derrière le vôtre; et, quoique je sache combien votre conduite envers moi a été généreuse, je vous confesse que j'ai de la peine à vous pardonner les trop justes méfiances que cet état de choses a inspirées à Horace contre moi.

Eugénie poussa la constance de son dévouement envers sa malheureuse compagne jusqu'à l'héroïsme; mais tout fut inutile. Horace la détestait et indisposait Marthe contre elle; toutes ces avances furent reçues avec une froideur voisine de l'ingratitude. A la fin, nous en fûmes blessés et fatigués; et, voyant qu'on nous fuyait, nous évitâmes de devenir importuns. Dans le courant de l'hiver qui suivit, nous nous vîmes à peine trois fois; et au printemps, un jour que je rencontrai Horace, je vis clairement qu'il affectait de ne pas me reconnaître, afin de se soustraire à un moment d'entretien. Nous nous regardâmes comme définitivement brouillés, et j'en souffris beaucoup, Eugénie encore davantage; elle ne pouvait prononcer le nom de Marthe sans que ses yeux s'emplissent de larmes.




XVIII.

Horace avait pris, dans les romans où il avait étudié la femme, des idées si vagues et si diverses sur l'espèce en général, qu'il jouait avec Marthe comme un enfant ou comme un chat joue avec un objet inconnu qui l'attire et l'effraie en même temps. Après les sombres et délirantes figures de femmes dont le romantisme avait rempli l'imagination des jeunes gens, l'élément féminin du dix-huitième siècle, le Pompadour, comme on commençait à dire, arrivait dans sa primeur de résurrection, et faisait passer dans nos rêves des beautés plus piquantes et plus dangereuses. Jules Janin donnait, je crois, vers cette époque, la définition ingénieuse du joli, dans le goût, dans les arts, dans les modes; il la donnait à tout propos, et toujours avec grâce et avec charme. L'école de Hugo avait embelli le laid, et le vengeait des proscriptions pédantesques du beau classique. L'école de Janin ennoblissait le maniéré et lui rendait toutes ses séductions, trop longtemps niées et outragées par le mépris un peu brutal de nos souvenirs républicains. Sans qu'on y prenne garde, la littérature fait de ces miracles. Elle ressuscite la poésie des époques antérieures; et, laissant dormir dans le passé tout ce qui fut pour les intelligences du passé l'objet de justes critiques, elle nous apporte, comme un parfum oublié, les richesses méconnues d'un goût qui n'est plus à discuter, parce qu'il ne règne plus arbitrairement. L'art, quoiqu'il se pose en égoïste (l'art pour l'art), fait de la philosophie progressive sans le savoir. Il fait sa paix avec les fautes et les misères du passé, pour enregistrer, ainsi qu'en un musée, les monuments de la conquête.

Horace ayant une des imaginations les plus impressionnables de cette époque si impressionnable déjà, vivant plus de fiction que de réalité, regardait sa nouvelle maîtresse à travers les différents types que ses lectures lui avaient laissés dans la tête. Mais quoique ce fussent des types charmants dans les poèmes et dans les romans, ce n'étaient point des types vrais et vivants dans la réalité présente. C'étaient des fantômes du passé, riants ou terribles. Alfred de Musset avait pris pour épigraphe de ses belles esquisses le mot de Shakspeare: Perfide comme l'onde; et quand il traçait des formes plus pures et plus idéales, habitué à voir dans les femmes de tous les temps les dangereuses filles d'Eve, il flottait entre un coloris frais et candide et des teintes sombres et changeantes qui témoignaient de sa propre irrésolution. Ce poëte enfant avait une immense influence sur le cerveau d'Horace. Quand celui-ci venait de lire Portia ou la Camargo, il voulait que la pauvre Marthe fût l'une ou l'autre. Le lendemain, après un feuilleton de Janin, il fallait qu'elle devint à ses yeux une élégante et coquette patricienne. Enfin, après les chroniques romantiques d'Alexandre Dumas, c'était une tigresse qu'il fallait traiter en tigre; et après la Peau de chagrin de Balzac, c'était une mystérieuse beauté dont chaque regard et chaque mot recelait de profonds abîmes.

Au milieu de toutes les fantaisies d'autrui, Horace oubliait de regarder le fond de son propre coeur et d'y chercher, comme dans un miroir limpide, la fidèle image de son amie. Aussi, dans les premiers temps, fut-elle cruellement ballottée entre les femmes de Shakespeare et celles de Byron.

Cette appréciation factice tomba enfin, quand l'intimité lui montra dans sa compagne une femme véritable de notre temps et de notre pays, tout aussi belle peut-être dans sa simplicité que les héroïnes éternellement vraies des grands maîtres, mais modifiée par le milieu où elle vivait, et ne songeant point à faire du modeste ménage d'un étudiant de nos jours la scène orageuse d'un drame du moyen âge. Peu à peu Horace céda au charme de cette affection douce et de ce dévouement sans bornes dont il était l'objet. Il ne se raidit plus contre des périls imaginaires; il goûta le bonheur de vivre à deux, et Marthe lui devint aussi nécessaire et aussi bienfaisante qu'elle lui avait semblé lui devoir être funeste. Mais ce bonheur ne le rendit pas expansif et confiant: il ne le ramena pas vers nous; il ne lui inspira aucune générosité à l'égard de Paul Arsène. Horace ne rendit jamais à Marthe la justice qu'elle méritait dans le passé aussi bien que dans le présent; et, au lieu de reconnaître qu'il l'avait mal comprise, il attribua à sa domination jalouse la victoire qu'il croyait remporter sur le souvenir du Masaccio. Marthe aurait désiré lui inspirer une plus noble confiance: elle souffrait de voir toujours le feu de la colère et de la haine prêt à se rallumer au moindre mot qu'elle hasarderait en faveur de ses amis méconnus. Elle rougissait des précautions minutieuses et assidues qu'elle était forcée de prendre pour maintenir le calme de son esclavage, en écartant toute ombre de soupçon. Mais comme elle n'avait aucune velléité d'indépendance étrangère à son amour, comme, à tout prendre, elle voyait Horace satisfait de ses sacrifices et fier de son dévouement, elle se trouvait heureuse aussi; et pour rien au monde elle n'eût voulu changer de maître.

Cet état de choses constituait un bonheur incomplet, coupable en quelque sorte; car aucun des deux amants n'y gagnait moralement et intellectuellement, ainsi qu'il l'aurait dû faire dans les conditions d'un plus pur amour. Je crois qu'on doit définir passion noble celle qui nous élève et nous fortifie dans la beauté des sentiments et la grandeur des idées; passion mauvaise, celle qui nous ramène à l'égoïsme, à la crainte et à toutes les petitesses de l'instinct aveugle. Toute passion est donc légitime ou criminelle, suivant qu'elle amène l'un ou l'autre résultat, bien que la société officielle, qui n'est pas le vrai consentement de l'humanité, sanctifie souvent la mauvaise en proscrivant la bonne.

L'ignorance où, la plupart du temps, nous naissons et mourons par rapport à ces vérités, fait que nous subissons les maux qu'entraîne leur violation, sans savoir d'où vient le mal et sans en trouver le remède. Alors nous nous acharnons à alimenter la cause de nos souffrances, croyant les adoucir par des moyens qui les enveniment sans cesse.

C'est ainsi que vivaient Marthe et Horace: lui croyant arriver à la sécurité en redoublant d'ombrage et de précautions pour régner sans partage; elle, croyant calmer cette âme inquiète en lui faisant sacrifice sur sacrifice, et donnant par là chaque jour plus d'extension à sa douloureuse tyrannie; car dans toutes les espèces de despotisme, l'oppresseur souffre au moins autant que l'opprimé.

Le moindre échec devait donc troubler cette fragile félicité; et, la jalousie apaisée, la satiété devait s'emparer d'Horace. Il en fut ainsi dès que son existence redevint difficile. Un ennemi veillait à sa porte, c'était la misère. Pendant trois mois il avait réussi à l'écarter, en confiant à Marthe une petite somme que ses parents lui avaient envoyée en surplus de sa pension. Cette somme, il l'avait demandée pour payer des dettes imprévues, dont il n'osait avouer qu'une très-petite partie, tant elles dépassaient le budget de sa famille; et au lieu de la consacrer à amortir cette portion de la dette, il l'avait attribuée aux besoins journaliers de son nouveau ménage, accordant à peine aux créanciers quelques légers à-compte, dont ils avaient bien voulu se contenter. Son tailleur était le moins compromis dans cette banqueroute imminente. J'avais donné ma caution, et je commençais à m'en repentir un peu, car les dépenses allaient leur train, et chaque fois qu'on présentait le mémoire à Horace, il se tirait d'affaire par des promesses et des commandes nouvelles, toujours plus considérables à mesure que la dette augmentait: il n'avait plus le droit de limiter le dandysme que ce fournisseur, bien avisé dans ses propres intérêts, venait chaque jour lui imposer. Quand je vis qu'il y avait spéculation de la part de ce dernier et légèreté inouïe de la part d'Horace, je me crus en droit de borner ma caution aux dépenses faites, et de signifier au tailleur qu'elle ne s'étendrait pas aux dépenses à faire. Déjà j'étais engagé pour plus d'une année de mon petit revenu; je prévoyais une gêne dont je me ressentis, en effet, pendant dix ans, et que je n'avais pas le droit d'imposer à des êtres plus chers et plus précieux que ce nouvel ami, si peu soigneux de son honneur et du mien. Quand il sut mes réserves, il fut indigné de ce qu'il appelait ma méfiance, et m'écrivit une lettre pleine d'orgueil et d'amertume, pour m'annoncer qu'il ne voulait plus recevoir de moi aucun service, qu'il avait subi ma protection à son insu et par oubli total de mes offres et de mes démarches, qu'il me priait de ne plus me mêler de ses affaires, et que le tailleur serait payé dans huit jours. Il fut payé effectivement, mais ce fut par moi; car Horace oublia aussi vite les promesses qu'il venait de lui faire que celles qu'il avait acceptées de moi; et je m'efforçai d'oublier de même sa lettre insensée, à laquelle je ne répondis point.

Mais les autres créanciers, que je ne pouvais tenir en respect, vinrent l'assaillir. C'étaient de bien petites dettes, à coup sûr, qui feraient sourire un dissipateur de la Chaussée-d'Antin; mais tout est relatif, et ces embarras étaient immenses pour Horace. Marthe ignorait tout. Il ne lui permettait pas de travailler pour vivre et lui cachait sa situation, afin qu'elle n'eût pas de remords. Il avait une telle aversion pour tout ce qui eût pu lui rappeler la grisette, que c'était tout au plus s'il lui laissait coudre ses propres ajustements. Il eût mieux aimé, quant à lui, porter son linge en lambeaux, que de voir l'objet de son amour y faire des reprises. Il fallait que la modeste Marthe ne s'occupât que de lecture et de toilette, sous peine de perdre toute poésie aux yeux d'Horace, comme si la beauté perdait de son prix et de son lustre en remplissant les conditions d'une vie naïve et simple. Il fallut que pendant trois mois elle jouât le rôle de Marguerite devant ce Faust improvisé; qu'elle arrosât des fleurs sur sa fenêtre; qu'elle tressât plusieurs fois par jour ses longs cheveux d'ébène, vis-à-vis d'un miroir gothique dont il avait fait l'emplette pour elle, à un prix beaucoup trop élevé pour sa bourse; qu'elle apprit à lire et à réciter des vers; enfin qu'elle posât du matin au soir dans un tête-à-tête nonchalant. Et quand elle avait cédé à ses caprices, Horace ne s'apercevait pas que ce n'était pas la vraie et ingénue Marguerite, allant à l'église et à la fontaine, mais une Marguerite de vignette, une héroïne de keepsake.

Le moment vint pourtant où il fallut avouer à Marguerite que Faust n'avait pas de quoi lui donner à dîner, et que Méphistophélès n'interviendrait pas dans les affaires. Horace, après avoir longtemps gardé son secret avec courage, après avoir épuisé une à une, pendant plusieurs semaines, la petite bourse de ses amis, après avoir simulé pendant plusieurs jours un manque d'appétit qui lui permettait de laisser quelques aliments à sa compagne, fut pris tout à coup d'un excès de désespoir; et, à la suite d'une journée de silence farouche, il confessa son désastre avec une solennité dramatique que ne comportait pas la circonstance. Combien d'étudiants se sont endormis gaiement à jeun deux fois par semaine, et combien de maîtresses patientes et robustes ont partagé leur sort sans humeur et sans effroi! Marthe était née dans la misère; elle avait grandi et embelli en dépit des angoisses fréquentes d'une faim mal apaisée. Elle s'effraya beaucoup de la tragédie que jouait très-sérieusement Horace; mais elle s'étonna qu'il fut embarrassé du dénouement. «J'ai là encore deux petits pains de seigle, lui dit-elle; ce sera bien assez pour souper, et demain matin j'irai porter mon châle au Mont-de-Piété. J'en aurai vingt francs, qui nous feront vivre plus d'une semaine, si tu veux me permettre de conduire notre ménage avec économie.

—Avec quel horrible sang-froid tu parles de ces choses-là! s'écria Horace en bondissant sur sa chaise. Ma situation est ignoble, et je ne comprends pas que tu veuilles la partager. Quitte-moi, Marthe, quitte-moi. Une femme comme toi ne doit pas demeurer vingt-quatre heures auprès d'un homme qui ne sait pas la soustraire à de tels abaissements. Je suis maudit!

—Vous ne parlez pas sérieusement, reprit Marthe. Vous quitter parce que vous êtes pauvre? Est-ce que je vous ai jamais cru riche! J'ai toujours bien prévu qu'un moment viendrait où vous seriez forcé de me laisser reprendre mon travail; et si j'ai consenti à être à votre charge, c'est que je comptais sur la nécessité qui me rendrait bientôt le droit de m'acquitter envers vous. Allons, j'irai demain chercher de l'ouvrage, et dans quelques jours je gagnerai au moins de quoi assurer le pain quotidien.

—Quelle misère! s'écria de nouveau Horace, irrité de voir sa fierté vaincue. Et quand tu auras pourvu aux exigences de la faim, en quoi serons-nous plus avancés? irons-nous mettre un à un nos effets au Mont-de-Piété?

—Pourquoi non, s'il le faut?

—Et les créanciers?

—Nous vendrons ces bijoux que vous m'avez donnés bien malgré moi, et ce sera toujours de quoi gagner du temps.

—Folle! ce sera une goutte d'eau dans la mer. Tu n'as aucune idée de la vie réelle, ma pauvre Marthe; tu vis dans les nues, et tu crois que l'on se tire d'affaire par une péripétie de roman.

—Si je vis dans les romans et dans les nues, c'est vous qui l'exigez, Horace. Mais laissez-moi en descendre, et vous verrez bien que je n'y ai pas perdu le goût du travail et l'habitude des privations. Est-ce que je suis née dans l'opulence? Est-ce que je n'ai jamais manqué de rien, pour avoir le droit de me montrer difficile?

—Eh bien, voilà, dit Horace, ce qui m'humilie, ce qui me révolte. Tu étais née dans la misère; je ne m'en souvenais pas, parce que je te voyais digne d'occuper un trône. Je conservais le parfum de ta noblesse naturelle avec un soin jaloux. Je prenais plaisir à te parer, à préserver ta beauté comme un dépôt précieux qui m'a été confié. A présent il faudra donc que je te voie courir dans la crotte, marchander avec des bourgeoises pour quelques sous; faire la cuisine, balayer la poussière, gâter et empuantir tes jolis doigts, veiller, pâtir, porter des savates et rapiécer tes robes, être enfin comme tu voulais être au commencement de notre union? Pouah! pouah! tout cela me fait horreur, rien que d'y penser. Ayez donc une vie poétique et des idées élevées au sein d'une pareille existence! Je ne pourrai jamais rêver, jamais penser, jamais écrire. S'il faut que je vive de la sorte, j'aime mieux me brûler la cervelle.

—Depuis trois mois que nous menons une vie de princes, vous n'écrivez pas, dit Marthe avec douceur. Peut-être la nécessité vous donnera-t-elle un élan imprévu. Essayez, et peut-être que vous allez vous illustrer et vous enrichir tout à coup.

—Elle me sermonne et me raille par-dessus le marché! s'écria Horace en frappant de sa botte au milieu de la bûche, hélas! la dernière bûche qui brûlait encore dans la cheminée.

—Dieu m'en préserve! répondit Marthe; je voulais vous consoler en vous disant que je ne suis pas fière, et que le jour où vous serez dans l'aisance, je ne rougirai pas d'en profiter. Mais, en attendant, laissez-moi travailler, Horace, voyons, je vous en supplie, laissez-moi vivre comme je l'entends.

—Jamais! reprit-il avec énergie, jamais je ne consentirai à ce que tu redeviennes une grisette, une femme d'étudiant; cela ne se peut pas, j'aime mieux que tu me quittes.

—Voilà une affreuse parole que vous répétez pour la troisième fois. Vous ne m'aimez donc plus, que la misère vous effraie avec moi?

—O mon Dieu! est-ce pour moi que je la crains? Est-ce que je n'ai pas traversé déjà plusieurs fois des crises désespérées? est-ce que je sais seulement si j'en ai souffert? Je ne me souviens pas même comment j'ai fait pour en sortir.

—C'est donc pour moi que vous vous inquiétez! Eh bien, rassurez-vous: l'inaction à laquelle vous me condamnez me pèse et me tue; le travail, en même temps qu'il détournera la misère, rendra ma vie plus douce et mon coeur plus gai.

—Mais ce travail dont tu parles et cette misère que tu nargues, c'est tout un; oui, Marthe, c'est la même chose pour moi. Non, non, c'est impossible que je souffre cela! Je trouverai, j'inventerai quelque chose. J'emprunterai le dernier écu du petit Paulier, et j'irai à la roulette. Peut-être gagnerai-je un million!

—Ne le faites pas, Horace, au nom du ciel, n'essayez pas de cette affreuse ressource!

—Tu veux bien aller au Mont-de-Piété, toi? Au Mont-de-Piété! avec les femmes les plus viles, avec les filles perdues! Ce serait la première fois de ta vie, n'est-ce pas? réponds, Marthe! Dis-moi que tu n'y as jamais été.

—Quand j'y aurais été, je n'en serais pas plus humiliée pour cela. C'est une ressource dont toute honte est pour la société. On y voit plus de mères de famille que de filles perdues, croyez-moi, et bien des pauvres créatures y ont jeté leur dernière nippe plutôt que de se vendre.

—Ah! tu y as été, Marthe! Je vois que tu y as été! Tu en parles avec une aisance qui me prouve que ce ne serait pas la première fois... Mais pourquoi donc y as-tu été? Tu ne manquais de rien avec M. Poisson, et ensuite Arsène ne t'y aurait pas laissée aller!»

Et, au lieu de songer au dévouement tranquille de sa maîtresse, Horace se creusait la cervelle pour lui chercher dans le passé quelque faute qui aurait pu la réduire aux expédients qu'elle venait d'imaginer pour le sauver.

«Je vous jure, lui dit Marthe, sur le visage de qui le nom de M. Poisson accolé à celui d'Arsène venait de faire passer un nuage de honte et de douleur, que j'irai demain pour la première fois de ma vie.

—Mais qui t'a donné cette idée d'y aller?

—J'ai lu ce matin, dans les Mémoires de la Contemporaine, une scène qu'elle raconte de sa misère. Elle avait été porter là son dernier joyau, et en voyant une pauvre femme qui pleurait à la porte parce qu'on refusait de prendre son gage, elle partagea avec elle les dix francs qu'elle venait de recevoir. C'est bien beau, n'est-ce pas?

—Quoi? dit Horace, je n'ai pas écouté. Tu me racontes des histoires, comme si j'avais l'esprit aux histoires!»

On a remarqué avec raison que les malheurs et les contrariétés se tenaient par la main pour nous assaillir sans relâche au milieu des mauvaises veines. Horace rêvait au moyen d'écarter le dernier créancier avec lequel il avait eu, deux heures auparavant, une conférence orageuse, lorsque M. Chaignard, propriétaire de l'hôtel garni qu'il occupait alors, vint lui réclamer deux mois arriérés d'un loyer de deux chambres à vingt francs par quinzaine. Horace, déjà mal disposé, le reçut avec hauteur, et, pressé par lui, menacé, poussé à bout, le menaça à son tour de le jeter par les fenêtres. Chaignard, qui n'était pas brave, se retira en annonçant une invasion à main armée pour le lendemain.

«Tu vois bien qu'il faut aller au Mont-de-Piété demain, pour empêcher un scandale, dit Marthe en s'efforçant de le calmer par ses caresses. Si tu te laisses mettre dehors, les autres créanciers deviendront plus pressants, et il n'y aura pas moyen de gagner du temps.

—Eh bien! tu n'iras pas, dit Horace, c'est moi qui irai. J'y porterai ma montre.

—Quelle montre? tu n'en as pas.

—Quelle montre? celle de ma mère! Ah! malédiction! il y a longtemps qu'elle y est, et sans doute elle y restera. Ma pauvre mère! si elle savait que sa belle montre, sa vieille montre, sa grosse montre, est là au milieu des guenilles, et que je n'ai pas de quoi la retirer!

—Si je mettais à la place la chaîne que tu m'as donnée, dit Marthe timidement.

—Tu ne tiens guère aux gages de mon amour, dit Horace en arrachant la chaîne qui était accrochée à la cheminée, et en la roulant dans ses mains avec colère. Je ne sais ce qui me retient de la jeter par la fenêtre. Au moins quelque mendiant en profiterait, au lieu que demain elle ira tomber dans le gouffre de l'usure, sans nous profiter à nous-mêmes. Belle ressource, ma foi! Allons, j'ai des habits encore bons; j'ai un manteau surtout dont je peux bien me passer.

—Ton manteau! par le froid qu'il fait! quand l'hiver commence!

—Et que m'importe? Tu veux y mettre ton châle, toi!

—Je ne m'enrhume jamais, et tu l'es déjà. D'ailleurs, est-ce qu'un homme peut aller mettre ses habits au Mont-de-Piété? Passe pour une montre, c'est du superflu! mais le nécessaire! Si quelqu'un te rencontrait?

—Oh! si Arsène me rencontrait, il dirait: Voilà celui qui s'est chargé de Marthe; elle doit être bien malheureuse, la pauvre Marthe! Peut-être le dit-il déjà?

—Comment pourrait-il dire ce qui n'est pas?

—Que sais-je? Enfin avoue qu'il aurait un beau triomphe, s'il savait à quoi nous sommes réduits?

—Mais nous n'irons pas nous en vanter, à quoi bon?

—Bah! tu vas sortir demain, tu vas courir tous les jours pour de l'ouvrage: tu ne seras pas longtemps sans le rencontrer, il rôde toujours par ici... Tu le sais bien, Marthe, ne fais pas l'étonnée. Eh bien! tu le verras; il te fera des questions, et tu lui diras tout dans un jour de douleur. Car tu en auras de ces jours-là, ma pauvre enfant! Tu ne prendras pas toujours la chose aussi philosophiquement qu'aujourd'hui.

—Hélas! je prévois en effet des jours de douleur, répondit Marthe; mais la misère n'en sera que la cause indirecte. Votre jalousie va augmenter.»

Ses yeux se remplirent de larmes, Horace les essuya avec ses lèvres, et s'abandonna aux transports d'un amour plus fiévreux que délicat, ce soir-là surtout.




XIX.

Marthe était levée depuis longtemps quand Horace se réveilla. Il était tard. Horace avait bien dormi; il avait l'esprit calme et reposé. Des idées plus riantes lui vinrent, lorsqu'il entendit les moineaux s'entre-appeler sur les toits, où le soleil d'une belle matinée d'hiver faisait fondre la neige de la veille: «Ah! ah! dit-il, on a faim et froid là-haut? c'est encore pis que chez nous. Si tu n'as plus de pain, ma pauvre Marthe, tes habitués n'auront plus de miettes, et ils se plaindront de toi.

—Cela n'arrivera pas, dit Marthe; je leur ai gardé une partie de mon souper d'hier au soir, un peu de pain de seigle. Ces messieurs ne sont pas difficiles, ils ont fort bien déjeuné.

—Ils sont plus avancés que nous, n'est-ce pas?

—Qu'est-ce que cela fait? dit Marthe; nous dînerons mieux ce soir.

—Tu parles de dîner, c'est toujours une consolation pour qui a bonne envie de déjeuner. Ah ça, tu as donc été au Mont-de-Piété?

—Pas encore, tu me l'as presque défendu hier. J'attends ta permission.

—Je te croyais déjà revenue,» dit Horace en bâillant.

Marthe se réjouit de ce changement d'humeur, qu'elle attribuait à de plus sages idées, et qui n'était autre chose que le résultat d'un appétit plus impérieux. Elle jeta son vieux châle rouge sur ses épaules, et plia le neuf dans une belle feuille de papier; puis, craignant qu'Horace ne vînt à se raviser, elle se hâta de sortir. Mais au bout de quelques minutes, elle rentra pâle et consternée: M. Chaignard l'avait forcée de remonter l'escalier en lui disant, d'une manière peu courtoise, qu'il ne souffrirait pas qu'on emportât le moindre effet de chez lui tant que le loyer ne serait pas payé. Horace, indigné de cette insulte, s'élança sur l'escalier, où M. Chaignard grommelait encore, et une discussion violente s'engagea entre eux. Chaignard fut d'autant plus ferme qu'il avait des témoins. Prévoyant l'orage, il s'était flanqué de son portier et d'une espèce de conseil qui avait un faux air d'huissier. Ces deux acolytes jouaient, l'un le rôle de défenseur de la personne sacrée du maître, l'autre celui de pacificateur, prêt cependant à verbaliser. Horace sentit bien qu'il n'avait pas le droit pour lui, et qu'il faudrait finir par capituler; mais il se donnait la satisfaction d'accabler le pauvre Chaignard d'épithètes mordantes, et de lui reprocher sa lésinerie dans les termes les plus âcres et les plus blessants qu'il pouvait imaginer. Tout ce qu'il dépensa d'esprit et de verve bilieuse en cette circonstance eût été en pure perte, si le bruit n'eût attiré quelques auditeurs malins, dont la présence vengea son amour-propre. Chaignard était rouge, écumant, furieux; l'huissier, ne voyant point à mordre sur des voies de fait d'une espèce aussi délicate que des sarcasmes, attendait d'un air attentif quelque mot plus tranché qui constituât un délit d'offense punissable par la loi. Le portier, qui n'aimait pas son maître, riait, dans sa barbe grise et sale, des plaisantes réponses d'Horace; et quelques étudiants avaient entrebâillé les portes de leurs chambres, pour jouir de ce dialogue pittoresque. Enfin une de ces portes, s'ouvrant tout à fait, laissa voir une grande figure hérissée de poils roux, enveloppée dans un vieux couvre-pied d'où sortaient deux jambes maigres et velues. Le possesseur de cette figure bizarre et de ces jambes démesurées n'était autre que l'illustre Jean Laravinière, président des bousingots, installé depuis la veille dans une chambre à quinze francs par mois, entre-sol délicieux, suivant lui, dont il était obligé d'ouvrir la porte et la fenêtre lorsqu'il étendait les deux bras pour passer sa redingote.

—Voilà bien du tapage, monsieur mon propriétaire, dit-il au bouillant Chaignard. Vous risquez une attaque d'apoplexie; mais c'est là le moindre inconvénient: le pire, c'est de réveiller à huit heures du matin un de vos locataires qui n'est rentré qu'à six.

—De quoi vous mêlez-vous? s'écria Chaignard hors de lui.

—Sont-ce là vos manières? sont-ce là vos moeurs, mons Chaignard? reprit Laravinière; vous n'aurez pas longtemps l'honneur de ma présence et le bénéfice de mon loyer dans votre hôtel, si vous traitez ainsi devant moi les enfants de la patrie!

—La patrie veut qu'on paie ses dettes, s'écria Chaignard; je suis lieutenant de la garde nationale...

—Je le sais bien, répliqua Laravinière avec sang-froid; c'est pour cela que je vous engage à vous calmer.

—Et je connais mes devoirs de citoyen, continua Chaignard.

—En ce cas, nous nous entendrons avec vous, reprit Laravinière; je connais beaucoup M. Horace Dumontet, et, s'il lui faut une caution auprès de vous, je lui offre la mienne.»

J'ignore jusqu'à quel point la garantie de Laravinière rassura le propriétaire; mais il ne demandait qu'un prétexte pour couper court à la scène désagréable dont il venait d'être le plastron. L'orage s'apaisa, et jusqu'à nouvel ordre chacun se retira dans son appartement.

Au bout d'un quart d'heure, Jean Laravinière ayant quitté ce qu'il appelait son costume de Romain, pour une mise plus moderne et plus décente, il alla frapper à la porte d'Horace. Depuis qu'Horace vivait avec Marthe, il avait eu soin d'écarter toutes ses connaissances, à la réserve de deux ou trois amis qui ne pouvaient lui inspirer de jalousie, et qui avaient pour lui cette admiration respectueuse qu'un jeune homme intelligent et présomptueux inspire toujours à une demi-douzaine de camarades plus simples et plus modestes. On peut même dire, en passant, que la principale cause de l'orgueil qui ronge la plupart des jeunes talents de notre époque, c'est l'engouement naïf et généreux de ceux qui les entourent. Mais cette réflexion est ici hors de propos. Laravinière n'était point au nombre des admirateurs d'Horace; il n'avait d'engouement que dans l'ordre des capacités politiques. S'il venait le trouver sous prétexte de rire avec lui de M. Chaignard, il avait probablement d'autres motifs que celui de renouer une liaison qui n'avait jamais été bien intime, et qui depuis deux ou trois mois semblait totalement abandonnée de part et d'autre.

Horace avait toujours éprouvé un profond dédain pour ces républicains tout d'une pièce (c'est ainsi qu'il les appelait) qui professaient une sorte de mépris pour les arts, pour les lettres, et même pour les sciences, et qui, un peu entachés de babouvisme, n'étaient pas éloignés de l'idée d'abattre les palais pour mettre des chaumières à la place. Une telle brusquerie de moyens était inconciliable avec les besoins d'élégance et les rêves de grandeur individuelle que nourrissait Horace. Il tenait donc Laravinière pour un de ces instruments de destruction que des révolutionnaires plus prudents laissent volontiers mettre en avant, mais auxquels ils n'aimeraient pas à confier leur avenir personnel.

Quoi qu'il en soit, il le reçut à bras ouverts, sans trop savoir pourquoi. Horace se sentait bien disposé; il était en train de rire: il venait de raconter à sa compagne les moqueries dont il avait accablé le pauvre Chaignard, et il était bien aise de lui présenter un témoin de sa victoire. Et puis, qui de vous ne l'a pas éprouvé, jeunes gens au sort précaire? quand on est dans la détresse, un visage connu, quel qu'il soit, donne toujours une lueur de courage ou de sécurité qui dispose à la bienveillance.

En voyant Marthe, Jean fit un pas en arrière, murmura quelques excuses, et parut vouloir se retirer; mais Horace le retint, le présenta à sa compagne, qui lui tendit la main en souvenir d'une rencontre nocturne où il l'avait protégée et respectée, et qui lui demanda en souriant le récit de la scène avec M. Chaignard.

Quand ils se furent assez égayés sur ce chapitre, Laravinière attira Horace dans le corridor, et lui dit: «D'après ce qui s'est passé tout à l'heure, je vois que vous êtes dans une de ces crises financières que nous connaissons tous par expérience. Je ne vous offre pas de solder M. Chaignard, je ne le pourrais pas, et d'ailleurs quelques procédés évasifs suffiront pour le museler jusqu'à nouvel ordre. Mais si vous étiez à court de ces quelques écus toujours nécessaires, et souvent introuvables au moment où on en a le plus besoin, je puis partager avec vous les cinq ou six qui me restent.

Horace hésita. Il avait souvent assez mal parlé de Laravinière à Marthe et à moi; il lui avait gardé une sorte de rancune pour l'assistance qu'il s'était vanté d'avoir donné à la fugitive du café Poisson; enfin il lui répugnait d'accepter les services d'un homme qu'il connaissait à peine. Mais en pensant à la pauvre Marthe, qui n'avait pas déjeuné, il se ravisa, et accepta avec une franche gratitude.

«A charge de revanche, lui dit Laravinière. Vous ne me devez pas de remercîments: quand nous changerons de position, nous changerons de rôle. Chacun son tour.

—C'est bien ainsi que je l'entends, répondit Horace, qui dès qu'il eut l'argent dans sa poche, se sentit plus froid et plus contraint avec Laravinière.

Le Mont-de-Piété, ce véritable calvaire de la détresse, fut donc évité ce jour-là. Marthe insista néanmoins pour aller chercher de l'ouvrage; et après qu'Horace lui eut fait jurer qu'elle ne s'adresserait pas à Eugénie, il la laissa prendre des mesures pour s'en procurer. Elle n'y réussit pas vite, et le succès de ses démarches ne fut pas très-brillant. Cependant, au bout de quelques semaines, elle put pourvoir, ainsi qu'elle l'avait annoncé, au pain quotidien; quelques nouvelles avances de Laravinière pourvurent au reste, et Horace songea sérieusement à travailler aussi pour payer ses dettes.

Malgré les efforts de l'un et les résolutions de l'autre, ces deux amants tombèrent dans une gêne toujours croissante. Marthe s'y résigna avec une sorte de satisfaction mélancolique. Au milieu de ses fatigues, elle était fière d'être désormais la pierre angulaire de l'existence de son amant; car il faut bien avouer que, sans elle, le dîner eût souvent fait défaut. Elle avait, en de certains moments, assez d'empire sur lui pour obtenir qu'il fît prendre patience à ses créanciers par quelques sacrifices: Et puis, les créanciers d'un étudiant sont de meilleure composition que ceux d'un dandy. Ils savent bien qu'avec le fils du bourgeois, ce qui est différé n'est pas perdu, et que, rentré dans sa famille, le jeune citoyen de province tient à honneur de payer ses dettes. Cela se fait lentement; mais enfin, dans cette classe, il n'y a pas de banqueroute réelle, et le désordre n'est que momentané. Horace put donc encore trouver assez de crédit chez ses fournisseurs pour paraître avec une certaine élégance. Mais chose étrange, et cependant chose infaillible! son goût pour la dépense augmenta en raison de l'inquiétude et des contrariétés qui en furent le résultat. Les caractères légers ont cela de particulier, que les obstacles et les privations irritent leur soif de jouissances, et redoublent leur au lace à se les procurer. Après avoir confessé à sa scrupuleuse compagne le véritable état de ses affaires, après lui avoir laissé lire les lettres de doux reproches et de plaintes bien fondées que sa mère lui écrivait, il n'était plus possible de lui faire illusion, et de l'arracher à son travail, à son plan d'économie consciencieuse et sévère. C'eût été encourir le blâme de Marthe, et Horace tenait à être admiré tout autant qu'à être aimé. Il fallut donc Qu'il s'accoutumât à la voir reprendre ses humbles habitudes, et qu'il jouât auprès d'elle le rôle d'un stoïque. Mais ce rôle lui pesait horriblement, et dès lors cet intérieur dont il avait fait ses délices cessa de lui plaire. L'ennui l'emporta sur la jalousie. Il était de ces organisations d'artistes voluptueux chez qui l'amour succombe à la réalité prosaïque. Le tableau de ce ménage austère et pauvre devint trop lugubre pour sa riante imagination. Au lieu de puiser dans l'exemple de Marthe le courage de travailler, il sentit le travail lui devenir plus lourd, plus impossible que jamais. Il avait froid dans cette petite chambre mal chauffée, et le froid, qui n'engourdissait pas les doigts diligents de Marthe, paralysait le cerveau du jeune homme. Et puis cette nourriture sobre, que Marthe préparait elle-même avec assez de soin et de propreté pour aiguiser l'appétit, n'était ni assez substantielle ni assez abondante pour alimenter les forces d'un homme de vingt ans, habitué à ne se rien refuser. Il adressait alors à sa ménagère patiente des reproches dont la grossièreté le faisait rougir de lui-même et pleurer l'instant d'après, mais qui recommençaient le lendemain. Il l'accusait de parcimonie mesquine; et lorsqu'elle répondait, les yeux pleins de larmes, qu'elle n'avait que vingt sous par jour pour entretenir la table, il lui demandait parfois avec âcreté ce qu'elle avait fait des cent francs qu'il lui avait remis la semaine précédente: il oubliait qu'il avait repris cet argent peu à peu sans le compter, et qu'il l'avait dépensé dehors en babioles, en spectacles, en glaces, en déjeuners et en prêts à ses amis. Car Horace était la générosité même: il n'aimait pas à restituer, mais il aimait à donner; et tandis qu'il oubliait de rendre dix francs à un pauvre diable qui avait des bottes percées, il faisait le magnifique avec un joyeux compagnon qui lui en demandait quarante pour régaler sa maîtresse. Il prenait des bains parfumés, et donnait cent sous au garçon qui l'avait massé; il jetait une pièce d'or à un petit ramoneur pour voir ses joyeuses cabrioles et se faire appeler mon prince; il achetait à Marthe une robe de soie qui lui était fort inutile, vu qu'elle manquait d'une robe d'indienne; il louait des chevaux de selle pour aller courir au bois de Boulogne; enfin le peu d'argent qu'après mille pressurages sur les besoins de sa famille, madame Dumontet réussissait à lui envoyer était gaspillé en trois jours, et il fallait retourner aux pommes de terre, à la retraite forcée, et aux bâillements mélancoliques du ménage.

Cependant un témoin juste et sincère assistait au lent supplice que subissait la pauvre Marthe. C'était Jean, le bousingot, dont la présence dans la maison n'était pas une chose aussi fortuite qu'il le laissait croire. Jean était dévoué corps et âme à un homme qui, ne pouvant approcher du triste sanctuaire où pâlissait l'objet de son amour, voulait du moins veiller à la dérobée et lui continuer sa mystérieuse sollicitude. Cet homme c'était Paul Arsène. Au profond abattement qu'il avait d'abord éprouvé, avait succédé une pensée de dévouement politique. Il s'était toujours dit qu'il lui resterait assez de force pour se faire casser la tête au nom de la république. En conséquence, il était allé trouver le seul homme qu'il connût dans le mouvement organisé, et Jean l'avait reçu à bras ouverts.

 

 

 

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